Guerre et Paix |
War and Peace |
de Léon Tolstoï |
by Leo Tolstoy |
Traduction par Irène Paskévitch |
translated by Louise and Aylmer Maude |
Première Partie
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Book One
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La comtesse, qui s’était sentie fatiguée, avait fait fermer sa porte et donné ordre au suisse d’inviter à dîner tous ceux qui viendraient apporter leurs félicitations. Elle désirait aussi causer en tête-à-tête avec son amie d’enfance, la princesse Droubetzkoï, qui était revenue depuis peu de Pétersbourg. |
After receiving her visitors, the countess was so tired that she gave orders to admit no more, but the porter was told to be sure to invite to dinner all who came “to congratulate.” The countess wished to have a tête-à-tête talk with the friend of her childhood, Princess Anna Mikháylovna, whom she had not seen properly since she returned from Petersburg. Anna Mikháylovna, with her tear-worn but pleasant face, drew her chair nearer to that of the countess. |
« Je serai franche avec toi, lui dit-elle en rapprochant son fauteuil de celui de la comtesse : il nous reste, hélas ! si peu de vieux amis, que ton amitié m’est doublement précieuse. » |
“With you I will be quite frank,” said Anna Mikháylovna. “There are not many left of us old friends! That’s why I so value your friendship.” |
Et, jetant un regard sur Véra, elle se tut. La comtesse lui serra tendrement la main. |
Anna Mikháylovna looked at Véra and paused. The countess pressed her friend’s hand. |
« Véra, vous ne comprenez donc rien ? » Elle aimait peu sa fille, et c’était facile à voir. « Tu ne comprends donc pas que tu es de trop ici. Va rejoindre tes sœurs. |
“Véra,” she said to her eldest daughter who was evidently not a favorite, “how is it you have so little tact? Don’t you see you are not wanted here? Go to the other girls, or…” |
– Si vous me l’aviez dit plus tôt, maman, – répondit la belle Véra avec un certain dédain, mais sans paraître toutefois offensée, – je serais déjà partie… » |
The handsome Véra smiled contemptuously but did not seem at all hurt. “If you had told me sooner, Mamma, I would have gone,” she replied as she rose to go to her own room. |
Et elle passa dans la grande salle, où elle aperçut deux couples assis, chacun devant une fenêtre et qui semblaient se faire pendants l’un à l’autre. Elle s’arrêta un moment pour les regarder d’un air moqueur. Nicolas, à côté de Sonia, lui copiait des vers, les premiers de sa composition. Boris et Natacha causaient à voix basse ; ils se turent à l’approche de Véra. Les deux petites filles avaient un air joyeux et coupable qui trahissait leur amour ; c’était charmant et comique tout à la fois, mais Véra ne trouvait cela ni charmant ni comique. |
But as she passed the sitting room she noticed two couples sitting, one pair at each window. She stopped and smiled scornfully. Sónya was sitting close to Nicholas who was copying out some verses for her, the first he had ever written. Borís and Natásha were at the other window and ceased talking when Véra entered. Sónya and Natásha looked at Véra with guilty, happy faces. It was pleasant and touching to see these little girls in love; but apparently the sight of them roused no pleasant feeling in Véra. |
« Combien de fois ne vous ai-je pas prié de ne jamais toucher aux objets qui m’appartiennent ! Vous avez une chambre à vous. » Et là-dessus elle prit l’encrier des mains de Nicolas. |
“How often have I asked you not to take my things?” she said. “You have a room of your own,” and she took the inkstand from Nicholas. |
« Un instant, un instant, dit Nicolas en trempant sa plume dans l’encrier. |
“In a minute, in a minute,” he said, dipping his pen. |
– Vous ne faites jamais rien à propos : tout à l’heure, vous êtes entrés comme des fous dans le salon, et vous nous avez tous scandalisés. » |
“You always manage to do things at the wrong time,” continued Véra. “You came rushing into the drawing room so that everyone felt ashamed of you.” |
En dépit, ou peut-être à cause de la vérité de sa remarque, personne ne souffla mot, mais il y eut entre les quatre coupables un rapide échange de regards. Véra, son encrier à la main, hésitait à s’éloigner. |
Though what she said was quite just, perhaps for that very reason no one replied, and the four simply looked at one another. She lingered in the room with the inkstand in her hand. |
« Et quels secrets pouvez-vous bien avoir à vos âges ? C’est ridicule, et ce ne sont que des folies ! |
“And at your age what secrets can there be between Natásha and Borís, or between you two? It’s all nonsense!” |
– Mais que t’importe, Véra ? dit avec douceur Natacha, qui se sentait ce jour-là meilleure que d’habitude et mieux disposée pour les autres. |
“Now, Véra, what does it matter to you?” said Natásha in defense, speaking very gently. She seemed that day to be more than ever kind and affectionate to everyone. |
– C’est absurde ! J’ai honte pour vous ! Quels sont vos secrets, je vous prie ? |
“Very silly,” said Véra. “I am ashamed of you. Secrets indeed!” |
– Chacun a les siens, et nous te laissons en repos, toi et Berg, reprit Natacha en s’échauffant. |
“All have secrets of their own,” answered Natásha, getting warmer. “We don’t interfere with you and Berg.” |
– Il est facile de me laisser tranquille, puisque je ne fais rien de blâmable. Mais, quant à toi, je dirai à maman comment tu te conduis avec Boris. |
“I should think not,” said Véra, “because there can never be anything wrong in my behavior. But I’ll just tell Mamma how you are behaving with Borís.” |
– Natalie Ilinischna se conduit très bien avec moi, je n’ai pas à m’en plaindre. |
“Natálya Ilyníchna behaves very well to me,” remarked Borís. “I have nothing to complain of.” |
– Finissez, Boris ; vous êtes un vrai diplomate ! » |
“Don’t, Borís! You are such a diplomat that it is really tiresome,” said Natásha in a mortified voice that trembled slightly. |
Ce mot« diplomate », très usité parmi ces enfants, avait dans leur argot une signification toute particulière. |
(She used the word “diplomat,” which was just then much in vogue among the children, in the special sense they attached to it.) |
« C’est insupportable, dit Natacha, irritée et blessée. Pourquoi s’accroche-t-elle à moi ? Tu ne nous comprendras jamais, car tu n’as jamais aimé personne ; tu n’as pas de cœur, tu es Mme de Genlis, et voilà tout (ce sobriquet, inventé par Nicolas, passait pour fort injurieux) ; ton seul plaisir est de causer de l’ennui aux autres : tu n’as qu’à faire la coquette avec Berg tant que tu voudras. |
“Why does she bother me?” And she added, turning to Véra, “You’ll never understand it, because you’ve never loved anyone. You have no heart! You are a Madame de Genlis[1] and nothing more” (this nickname, bestowed on Véra by Nicholas, was considered very stinging), “and your greatest pleasure is to be unpleasant to people! Go and flirt with Berg as much as you please,” she finished quickly. |
– Ce qui est certain, c’est que je ne cours pas après un jeune homme devant le monde, et… |
“I shall at any rate not run after a young man before visitors…” |
– Très bien, s’écria Nicolas, tu as atteint ton but, tu nous as dérangés pour nous dire à tous des sottises ; allons-nous-en, sauvons-nous dans la chambre d’étude !… » |
“Well, now you’ve done what you wanted,” put in Nicholas—“said unpleasant things to everyone and upset them. Let’s go to the nursery.” |
Aussitôt tous les quatre se levèrent et disparurent comme une nichée d’oiseaux effarouchés. |
All four, like a flock of scared birds, got up and left the room. |
« C’est à moi au contraire que vous en avez dit, » s’écria Véra, tandis que les quatre voix répétaient gaiement en chœur derrière la porte : |
“The unpleasant things were said to me,” remarked Véra, “I said none to anyone.” |
« Mme de Genlis ! Mme de Genlis ! » |
“Madame de Genlis! Madame de Genlis!” shouted laughing voices through the door. |
Sans se préoccuper de ce sobriquet, Véra s’approcha de la glace pour arranger son écharpe et sa coiffure, et la vue de son beau visage lui rendit son impassibilité habituelle. |
The handsome Véra, who produced such an irritating and unpleasant effect on everyone, smiled and, evidently unmoved by what had been said to her, went to the looking glass and arranged her hair and scarf. Looking at her own handsome face she seemed to become still colder and calmer. |
Dans le salon, la conversation était des plus intimes entre les deux amies. |
In the drawing room the conversation was still going on. |
« Ah ! chère, disait la comtesse, tout n’est pas rose dans ma vie ; je vois très bien, au train dont vont les choses, que nous n’en avons pas pour longtemps ; toute notre fortune y passera ! À qui la faute ? À sa bonté et au club ! À la campagne même, il n’a point de repos… toujours des spectacles, des chasses, que sais-je enfin ? Mais à quoi sert d’en parler ? Raconte-moi plutôt ce que tu as fait. Vraiment, je t’admire : comment peux-tu courir ainsi la poste à ton âge, aller à Moscou, à Pétersbourg, chez tous les ministres, chez tous les gros bonnets et savoir t’y prendre avec chacun ? Voyons, comment y es-tu parvenue ? C’est merveilleux ; quant à moi, je n’y entends rien ! |
“Ah, my dear,” said the countess, “my life is not all roses either. Don’t I know that at the rate we are living our means won’t last long? It’s all the Club and his easygoing nature. Even in the country do we get any rest? Theatricals, hunting, and heaven knows what besides! But don’t let’s talk about me; tell me how you managed everything. I often wonder at you, Annette—how at your age you can rush off alone in a carriage to Moscow, to Petersburg, to those ministers and great people, and know how to deal with them all! It’s quite astonishing. How did you get things settled? I couldn’t possibly do it.” |
– Ah ! ma chère âme, que Dieu te préserve de jamais savoir par expérience ce que c’est que de rester veuve, sans appui, avec un fils qu’on aime à la folie ! On se soumet à tout pour lui ! Mon procès a été une dure école ! Lorsque j’avais besoin de voir un de ces gros bonnets, j’écrivais ceci : « La princesse une telle désire voir un tel, » et j’allais moi-même en voiture de louage une fois, deux fois, quatre fois, jusqu’à ce que j’eusse obtenu ce qu’il me fallait, et ce que l’on pensait de moi m’était complètement indifférent. |
“Ah, my love,” answered Anna Mikháylovna, “God grant you never know what it is to be left a widow without means and with a son you love to distraction! One learns many things then,” she added with a certain pride. “That lawsuit taught me much. When I want to see one of those big people I write a note: ‘Princess So-and-So desires an interview with So-and-So,’ and then I take a cab and go myself two, three, or four times till I get what I want. I don’t mind what they think of me.” |
– À qui donc t’es-tu adressée pour Boris ? Car enfin le voilà officier dans la garde, tandis que Nicolas n’est que « junker ». Personne ne s’est remué pour lui. À qui donc t’es-tu adressée ? |
“Well, and to whom did you apply about Bóry?” asked the countess. “You see yours is already an officer in the Guards, while my Nicholas is going as a cadet. There’s no one to interest himself for him. To whom did you apply?” |
– Au prince Basile, et il a été très aimable. Il a tout de suite promis d’en parler à l’Empereur, ajouta vivement la princesse, oubliant les récentes humiliations qu’elle avait dû subir. |
“To Prance Vasíli. He was so kind. He at once agreed to everything, and put the matter before the Emperor,” said Princess Anna Mikháylovna enthusiastically, quite forgetting all the humiliation she had endured to gain her end. |
– A-t-il beaucoup vieilli, le prince Basile ? Je ne l’ai pas rencontré depuis l’époque de nos comédies chez les Roumianzow ; il m’aura oubliée, et pourtant à cette époque-là il me faisait la cour ! |
“Has Prince Vasíli aged much?” asked the countess. “I have not seen him since we acted together at the Rumyántsovs’ theatricals. I expect he has forgotten me. He paid me attentions in those days,” said the countess, with a smile. |
– Il est toujours le même, aimable et galant ; les grandeurs ne lui ont pas tourné la tête ! « Je regrette, chère princesse, m’a-t-il dit, de ne pas avoir à me donner plus de peine ; vous n’avez qu’à ordonner. » C’est vraiment un brave homme et un bon parent. Tu sais, Nathalie, l’amour que je porte à mon fils ; il n’y a rien que je ne sois prête à faire pour son bonheur. Mais ma position est si difficile, si pénible, et elle a encore empiré, dit-elle tristement à voix basse. Mon malheureux procès n’avance guère et me ruine. Je n’ai pas dix kopeks dans ma poche, le croirais-tu ? Et je ne sais comment équiper Boris. » |
“He is just the same as ever,” replied Anna Mikháylovna, “overflowing with amiability. His position has not turned his head at all. He said to me, ‘I am sorry I can do so little for you, dear Princess. I am at your command.’ Yes, he is a fine fellow and a very kind relation. But, Nataly, you know my love for my son: I would do anything for his happiness! And my affairs are in such a bad way that my position is now a terrible one,” continued Anna Mikháylovna, sadly, dropping her voice. “My wretched lawsuit takes all I have and makes no progress. Would you believe it, I have literally not a penny and don’t know how to equip Borís.” |
Et, tirant son mouchoir, elle se mit à pleurer : |
She took out her handkerchief and began to cry. |
« J’ai besoin de cinq cents roubles, et je n’ai qu’un seul billet de vingt-cinq roubles. Ma situation est épouvantable : je n’ai plus d’espoir que dans le comte Besoukhow. S’il ne consent pas à venir en aide à son filleul Boris et à lui faire une pension, toutes mes peines sont perdues. » |
“I need five hundred rubles, and have only one twenty-five-ruble note. I am in such a state…. My only hope now is in Count Cyril Vladímirovich Bezúkhov. If he will not assist his godson—you know he is Bóry’s godfather—and allow him something for his maintenance, all my trouble will have been thrown away…. I shall not be able to equip him.” |
Les yeux de la comtesse étaient devenus humides, et elle paraissait absorbée dans ses réflexions. |
The countess’ eyes filled with tears and she pondered in silence. |
« Il m’arrive souvent de penser à l’existence solitaire du comte Besoukhow, reprit la princesse, à sa fortune colossale, et de me demander – c’est peut-être un péché – pourquoi vit-il ? La vie lui est à charge, tandis que Boris est jeune… |
“I often think, though, perhaps it’s a sin,” said the princess, “that here lives Count Cyril Vladímirovich Bezúkhov so rich, all alone… that tremendous fortune… and what is his life worth? It’s a burden to him, and Bóry’s life is only just beginning….” |
– Il lui laissera assurément quelque chose, dit la comtesse. |
“Surely he will leave something to Borís,” said the countess. |
– J’en doute, chère amie ; ces grands seigneurs millionnaires sont si égoïstes ! Je vais pourtant y aller avec Boris, afin d’expliquer au comte ce dont il s’agit. Il est maintenant deux heures, dit-elle en se levant, et vous dînez à quatre… j’aurai le temps. » |
“Heaven only knows, my dear! These rich grandees are so selfish. Still, I will take Borís and go to see him at once, and I shall speak to him straight out. Let people think what they will of me, it’s really all the same to me when my son’s fate is at stake.” The princess rose. “It’s now two o’clock and you dine at four. There will just be time.” |
La princesse envoya chercher son fils : |
And like a practical Petersburg lady who knows how to make the most of time, Anna Mikháylovna sent someone to call her son, and went into the anteroom with him. |
« Au revoir, mon amie, dit-elle à la comtesse, qui la reconduisit jusqu’à l’antichambre ; souhaite-moi bonne chance. |
“Good-by, my dear,” said she to the countess who saw her to the door, and added in a whisper so that her son should not hear, “Wish me good luck.” |
– Vous allez voir le comte Cyrille Vladimirovitch, ma chère, lui cria le comte en sortant de la grande salle ? S’il se sent mieux, vous inviterez Pierre à dîner ; il venait chez nous autrefois et dansait avec les enfants. Faites-le-lui promettre, je vous en prie. Nous verrons si Tarass se distinguera ; il assure que le comte Orlow n’a jamais donné un dîner pareil à celui qu’il nous prépare. » |
“Are you going to Count Cyril Vladímirovich, my dear?” said the count coming out from the dining hall into the anteroom, and he added: “If he is better, ask Pierre to dine with us. He has been to the house, you know, and danced with the children. Be sure to invite him, my dear. We will see how Tarás distinguishes himself today. He says Count Orlóv never gave such a dinner as ours will be!” |
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