Guerre et Paix

War and Peace

de Léon Tolstoï

by Leo Tolstoy

Traduction par Irène Paskévitch

translated by Louise and Aylmer Maude

Première Partie
Chapitre V

Book One
Chapter 5

Après cet incident, les hôtes d’Anna Pavlovna la remercièrent de sa charmante soirée et se retirèrent un à un.

Having thanked Anna Pávlovna for her charming soiree, the guests began to take their leave.

D’une taille peu ordinaire, carré des épaules, et maladroit à l’extrême, Pierre avait aussi, entre autres désavantages physiques, des mains énormes et rouges ; il ne savait pas entrer dans un salon, encore moins en sortir comme il convient et après avoir débité de jolies phrases. Grâce à sa distraction proverbiale, il avait pris en se levant, au lieu de son chapeau, le tricorne à plumet d’un général, qu’il se mit à tirailler jusqu’au moment où le légitime propriétaire, effrayé, parvint à se le faire rendre. Mais, il faut le dire, tous ces défauts et toutes ces gaucheries étaient rachetés par sa bienveillance, sa candeur et sa modestie.

Mlle Schérer, se tournant vers lui, le salua comme pour lui octroyer son pardon, avec une mansuétude toute chrétienne.

« J’espère, lui dit-elle, avoir encore le plaisir de vous voir ; mais j’espère également, mon cher monsieur Pierre, que d’ici là vous aurez changé d’opinions. »

Pierre was ungainly. Stout, about the average height, broad, with huge red hands; he did not know, as the saying is, how to enter a drawing room and still less how to leave one; that is, how to say something particularly agreeable before going away. Besides this he was absentminded. When he rose to go, he took up instead of his own, the general’s three-cornered hat, and held it, pulling at the plume, till the general asked him to restore it. All his absentmindedness and inability to enter a room and converse in it was, however, redeemed by his kindly, simple, and modest expression. Anna Pávlovna turned toward him and, with a Christian mildness that expressed forgiveness of his indiscretion, nodded and said: “I hope to see you again, but I also hope you will change your opinions, my dear Monsieur Pierre.”

Il ne lui répondit rien ; mais, quand il lui rendit son salut, tous les assistants purent voir sur ses lèvres ce franc sourire qui avait l’air de dire : « Après tout, les opinions sont des opinions, et vous voyez que je suis un bon et brave garçon. » C’était si vrai que tous, y compris Mlle Schérer, le sentirent instinctivement.

When she said this, he did not reply and only bowed, but again everybody saw his smile, which said nothing, unless perhaps, “Opinions are opinions, but you see what a capital, good-natured fellow I am.” And everyone, including Anna Pávlovna, felt this.

Le prince André avait suivi dans l’antichambre sa femme et le prince Hippolyte, qu’il écoutait avec indifférence, en se faisant donner son manteau par un laquais. Le prince Hippolyte, le lorgnon dans l’œil, debout à côté de la gentille petite princesse, la regardait obstinément.

Prince Andrew had gone out into the hall, and, turning his shoulders to the footman who was helping him on with his cloak, listened indifferently to his wife’s chatter with Prince Hippolyte who had also come into the hall. Prince Hippolyte stood close to the pretty, pregnant princess, and stared fixedly at her through his eyeglass.

« Allez-vous-en, Annette, disait la jeune femme en prenant congé d’elle ; vous aurez froid ! C’est convenu ! » ajouta-t-elle tout bas.

“Go in, Annette, or you will catch cold,” said the little princess, taking leave of Anna Pávlovna. “It is settled,” she added in a low voice.

Anna Pavlovna avait eu le temps de causer avec Lise du mariage projeté entre sa belle-sœur et Anatole :

Anna Pávlovna had already managed to speak to Lise about the match she contemplated between Anatole and the little princess’ sister-in-law.

« Je compte sur vous, ma chérie, répondit-elle également à voix basse. Vous lui en écrirez un mot, et vous me direz comment le père envisage la chose. Au revoir !… »

Et elle rentra au salon.

“I rely on you, my dear,” said Anna Pávlovna, also in a low tone. “Write to her and let me know how her father looks at the matter. Au revoir!”—and she left the hall.

Le prince Hippolyte se rapprocha de la petite princesse et, se penchant au-dessus d’elle, lui parla de très près en chuchotant.

Prince Hippolyte approached the little princess and, bending his face close to her, began to whisper something.

Deux laquais, le sien et celui de la princesse, l’un tenant un surtout d’officier, l’autre un châle, attendaient qu’il eût fini ce bavardage en français, qu’ils semblaient écouter, tout inintelligible qu’il fût pour eux, et même comprendre, sans vouloir le laisser paraître.

La petite princesse parlait, souriait et riait tout à la fois.

Two footmen, the princess’ and his own, stood holding a shawl and a cloak, waiting for the conversation to finish. They listened to the French sentences which to them were meaningless, with an air of understanding but not wishing to appear to do so. The princess as usual spoke smilingly and listened with a laugh.

« Je suis enchanté de n’être pas allé chez l’ambassadeur, disait le prince Hippolyte. Quel ennui ! Charmante soirée, n’est-il pas vrai ? Charmante !

“I am very glad I did not go to the ambassador’s,” said Prince Hippolyte “so dull. It has been a delightful evening, has it not? Delightful!”

– On assure que le bal de ce soir sera très beau, repartit la princesse en retroussant sa petite lèvre au fin duvet ; toutes les jolies femmes de la société y seront.

“They say the ball will be very good,” replied the princess, drawing up her downy little lip. “All the pretty women in society will be there.”

– Pas toutes, puisque vous n’y serez pas, » ajouta-t-il en riant. Et s’emparant du châle que présentait le valet de pied, il le poussa de côté pour envelopper la princesse. Ses mains s’attardèrent assez longtemps autour du cou de la jeune femme, qu’il avait l’air d’embrasser (était-ce intention ou gaucherie ? personne n’aurait pu le deviner). Elle recula gracieusement, en continuant à sourire, se détourna et regarda son mari, dont les yeux étaient fermés et qui avait l’air fatigué et endormi.

“Not all, for you will not be there; not all,” said Prince Hippolyte smiling joyfully; and snatching the shawl from the footman, whom he even pushed aside, he began wrapping it round the princess. Either from awkwardness or intentionally (no one could have said which) after the shawl had been adjusted he kept his arm around her for a long time, as though embracing her.

Still smiling, she gracefully moved away, turning and glancing at her husband. Prince Andrew’s eyes were closed, so weary and sleepy did he seem.

« Êtes-vous prête ? » dit-il à sa femme en lui glissant un regard.

“Are you ready?” he asked his wife, looking past her.

Le prince Hippolyte endossa prestement son surtout, qui, étant à la dernière mode, lui descendait plus bas que les talons, et, tout en s’embarrassant dans ses plis, il se précipita sur le perron pour aider la princesse à monter en voiture.

Prince Hippolyte hurriedly put on his cloak, which in the latest fashion reached to his very heels, and, stumbling in it, ran out into the porch following the princess, whom a footman was helping into the carriage.

« Au revoir, princesse ! » cria-t-il, la langue aussi embarrassée que les pieds.

Princesse, au revoir,” cried he, stumbling with his tongue as well as with his feet.

La princesse relevait sa robe et s’asseyait dans le fond obscur de la voiture ; son mari arrangeait son sabre.

Le prince Hippolyte, qui faisait semblant de les aider, ne faisait en réalité que les gêner.

The princess, picking up her dress, was taking her seat in the dark carriage, her husband was adjusting his saber; Prince Hippolyte, under pretense of helping, was in everyone’s way.

« Pardon, monsieur, dit le prince André d’un ton sec et désagréable, en s’adressant en russe au jeune homme qui l’empêchait de passer. – Pierre, viens-tu, je t’attends, » reprit-il affectueusement.

“Allow me, sir,” said Prince Andrew in Russian in a cold, disagreeable tone to Prince Hippolyte who was blocking his path.

Le postillon partit, et le carrosse s’ébranla avec un bruit de roues[6].

“I am expecting you, Pierre,” said the same voice, but gently and affectionately.

Le prince Hippolyte, resté sur le perron, riait d’un rire nerveux en attendant le vicomte, à qui il avait promis de le reconduire.

The postilion started, the carriage wheels rattled. Prince Hippolyte laughed spasmodically as he stood in the porch waiting for the vicomte whom he had promised to take home.

« Eh bien, mon cher, votre petite princesse est très bien, très bien, dit le vicomte en se mettant en voiture, très bien, ma foi !… » Et il baisa le bout de ses doigts.

Hippolyte se rengorgea en riant.

“Well, mon cher,” said the vicomte, having seated himself beside Hippolyte in the carriage, “your little princess is very nice, very nice indeed, quite French,” and he kissed the tips of his fingers. Hippolyte burst out laughing.

« Savez-vous que vous êtes terrible avec votre petit air innocent ? Je plains le pauvre mari, ce petit officier qui se donne des airs de prince régnant. »

“Do you know, you are a terrible chap for all your innocent airs,” continued the vicomte. “I pity the poor husband, that little officer who gives himself the airs of a monarch.”

Hippolyte balbutia en riant aux éclats : « Et vous disiez que les dames russes ne valaient pas les Françaises : il ne s’agit que de savoir s’y prendre. »

Hippolyte spluttered again, and amid his laughter said, “And you were saying that the Russian ladies are not equal to the French? One has to know how to deal with them.”

  1. En français dans le texte. (Note du traducteur.)
  2. En français dans le texte. (Note du traducteur.)
  3. Bailli du village. (Note du traducteur.)
  4. En français dans le texte.
  5. En français.
  6. À cette époque, les grands seigneurs avaient toujours à leur équipage quatre chevaux et un petit postillon sur l’un des deux chevaux de devant.
  7. En français dans le texte.
  8. Hors-d’œuvre et eau-de-vie servis avant le dîner. (Note du traducteur.)
  9. En hiver, les paysans russes couchent sur leur poêle, construit de façon à leur permettre de s’y étendre plusieurs à la fois. (Note du traducteur.)
  10. En français dans le texte (Note du traducteur.)
  11. En français dans le texte (Note du traducteur.)
  12. En français dans le texte (Note du traducteur.)