Guerre et Paix

War and Peace

de Léon Tolstoï

by Leo Tolstoy

Traduction par Irène Paskévitch

translated by Louise and Aylmer Maude

Première Partie
Chapitre IV

Book One
Chapter 4

Anna Pavlovna promit en souriant de s’occuper de Pierre, qu’elle savait apparenté par son père au prince Basile. La vieille dame, qui était restée assise à côté de « la tante », se leva précipitamment et rattrapa le prince Basile dans l’antichambre. Sa figure bienveillante et creusée par les larmes n’exprimait plus l’intérêt attentif qu’elle s’était efforcée de lui donner, mais elle trahissait l’inquiétude et la crainte.

Anna Pávlovna smiled and promised to take Pierre in hand. She knew his father to be a connection of Prince Vasíli’s. The elderly lady who had been sitting with the old aunt rose hurriedly and overtook Prince Vasíli in the anteroom. All the affectation of interest she had assumed had left her kindly and tear-worn face and it now expressed only anxiety and fear.

« Que me direz-vous, prince, à propos de mon Boris ? »

Elle prononçait le mot Boris en accentuant tout particulièrement l’o.

« Je ne puis rester plus longtemps à Pétersbourg. Dites-moi, de grâce, quelles nouvelles je puis rapporter à mon pauvre garçon ? »

“How about my son Borís, Prince?” said she, hurrying after him into the anteroom. “I can’t remain any longer in Petersburg. Tell me what news I may take back to my poor boy.”

Malgré le visible déplaisir et la flagrante impolitesse du prince Basile en l’écoutant, elle lui souriait et le retenait de la main pour l’empêcher de s’éloigner.

Although Prince Vasíli listened reluctantly and not very politely to the elderly lady, even betraying some impatience, she gave him an ingratiating and appealing smile, and took his hand that he might not go away.

« Que vous en coûterait-il de dire un mot à l’empereur ? Il passerait tout droit dans la garde !

“What would it cost you to say a word to the Emperor, and then he would be transferred to the Guards at once?” said she.

– Soyez assurée, princesse, que je ferai tout mon possible, mais il m’est difficile de demander cela à Sa Majesté ; je vous conseillerais plutôt de vous adresser à Roumianzow par l’intermédiaire du prince Galitzine ; ce serait plus prudent. »

“Believe me, Princess, I am ready to do all I can,” answered Prince Vasíli, “but it is difficult for me to ask the Emperor. I should advise you to appeal to Rumyántsev through Prince Golítsyn. That would be the best way.”

La vieille dame portait le nom de princesse Droubetzkoï, celui d’une des premières familles de Russie ; mais, pauvre et retirée du monde depuis de longues années, elle avait perdu toutes ses relations d’autrefois. Elle n’était venue à Pétersbourg que pour tâcher d’obtenir pour son fils unique l’autorisation d’entrer dans la garde. C’est dans l’espoir de rencontrer le prince Basile qu’elle était venue à la soirée de Mlle Schérer. Sa figure, belle jadis, exprima un vif mécontentement, mais pendant une seconde seulement ; elle sourit de nouveau et se saisit plus fortement du bras du prince Basile.

The elderly lady was a Princess Drubetskáya, belonging to one of the best families in Russia, but she was poor, and having long been out of society had lost her former influential connections. She had now come to Petersburg to procure an appointment in the Guards for her only son. It was, in fact, solely to meet Prince Vasíli that she had obtained an invitation to Anna Pávlovna’s reception and had sat listening to the vicomte’s story. Prince Vasíli’s words frightened her, an embittered look clouded her once handsome face, but only for a moment; then she smiled again and clutched Prince Vasíli’s arm more tightly.

« Écoutez-moi, mon prince ; je ne vous ai jamais rien demandé, je ne vous demanderai plus jamais rien, et jamais je ne me suis prévalue de l’amitié qui vous unissait, mon père et vous. Mais à présent, au nom de Dieu, faites cela pour mon fils et vous serez notre bienfaiteur, ajouta-t-elle rapidement. Non, ne vous fâchez pas, et promettez. J’ai demandé à Galitzine, il m’a refusé ! Soyez le bon enfant que vous étiez jadis, continua-t-elle, en essayant de sourire, pendant que ses yeux se remplissaient de larmes.

“Listen to me, Prince,” said she. “I have never yet asked you for anything and I never will again, nor have I ever reminded you of my father’s friendship for you; but now I entreat you for God’s sake to do this for my son—and I shall always regard you as a benefactor,” she added hurriedly. “No, don’t be angry, but promise! I have asked Golítsyn and he has refused. Be the kindhearted man you always were,” she said, trying to smile though tears were in her eyes.

– Papa ! nous serons en retard, » dit la princesse Hélène, qui attendait à la porte.

Et elle tourna vers son père sa charmante figure.

“Papa, we shall be late,” said Princess Hélène, turning her beautiful head and looking over her classically molded shoulder as she stood waiting by the door.

Le pouvoir en ce monde est un capital qu’il faut savoir ménager. Le prince Basile le savait mieux que personne : intercéder pour chacun de ceux qui s’adressaient à lui, c’était le plus sûr moyen de ne jamais rien obtenir pour lui-même ; il avait compris cela tout de suite. Aussi n’usait-il que fort rarement de son influence personnelle ; mais l’ardente supplication de la princesse Droubetzkoï fit naître un léger remords au fond de sa conscience. Ce qu’elle lui avait rappelé était la vérité. Il devait en effet à son père d’avoir fait les premiers pas dans la carrière. Il avait aussi remarqué qu’elle était du nombre de ces femmes, de ces mères surtout, qui n’ont ni cesse ni repos tant que le but de leur opiniâtre désir n’est pas atteint, et qui sont prêtes, le cas échéant, à renouveler à toute heure les récriminations et les scènes. Cette dernière considération le décida.

Influence in society, however, is capital which has to be economized if it is to last. Prince Vasíli knew this, and having once realized that if he asked on behalf of all who begged of him, he would soon be unable to ask for himself, he became chary of using his influence. But in Princess Drubetskáya’s case he felt, after her second appeal, something like qualms of conscience. She had reminded him of what was quite true; he had been indebted to her father for the first steps in his career. Moreover, he could see by her manners that she was one of those women—mostly mothers—who, having once made up their minds, will not rest until they have gained their end, and are prepared if necessary to go on insisting day after day and hour after hour, and even to make scenes. This last consideration moved him.

« Chère Anna Mikhaïlovna, lui dit-il de sa voix ennuyée et avec sa familiarité habituelle, il m’est à peu près impossible de faire ce que vous me demandez ; cependant j’essayerai pour vous prouver mon affection et le respect que je porte à la mémoire de votre père. Votre fils passera dans la garde, je vous en donne ma parole ! Êtes-vous contente ?

“My dear Anna Mikháylovna,” said he with his usual familiarity and weariness of tone, “it is almost impossible for me to do what you ask; but to prove my devotion to you and how I respect your father’s memory, I will do the impossible—your son shall be transferred to the Guards. Here is my hand on it. Are you satisfied?”

– Cher ami, vous êtes mon bienfaiteur ! Je n’attendais pas moins de vous, je connaissais votre bonté ! Un mot encore, dit-elle, le voyant prêt à la quitter. Une fois dans la garde… et elle s’arrêta confuse… Vous qui êtes dans de bons rapports avec Koutouzow, vous lui recommanderez bien un peu Boris, n’est-ce pas, afin qu’il le prenne pour aide de camp ? Je serai alors tranquille, et jamais je ne… »

“My dear benefactor! This is what I expected from you—I knew your kindness!” He turned to go.

“Wait just a word! When he has been transferred to the Guards…” she faltered. “You are on good terms with Michael Ilariónovich Kutúzov… recommend Borís to him as adjutant! Then I shall be at rest, and then…”

Le prince Basile sourit :

Prince Vasíli smiled.

« Cela, je ne puis vous le promettre. Depuis que Koutouzow a été nommé général en chef, il est accablé de demandes. Lui-même m’a assuré que toutes les dames de Moscou lui proposaient leurs fils comme aides de camp.

“No, I won’t promise that. You don’t know how Kutúzov is pestered since his appointment as Commander in Chief. He told me himself that all the Moscow ladies have conspired to give him all their sons as adjutants.”

– Non, non, promettez, mon ami, mon bienfaiteur, promettez-le-moi, ou je vous retiens encore !

“No, but do promise! I won’t let you go! My dear benefactor…”

– Papa ! répéta du même ton la belle Hélène, nous serons en retard.

“Papa,” said his beautiful daughter in the same tone as before, “we shall be late.”

– Eh bien ! au revoir, vous voyez, je ne puis…

“Well, au revoir! Good-by! You hear her?”

– Ainsi, demain vous en parlerez à l’empereur ?

“When tomorrow you will speak to the Emperor?”

– Sans faute ; mais quant à Koutouzow, je ne promets rien !

“Certainly; but about Kutúzov, I don’t promise.”

– Mon Basile, » reprit Anna Mikhaïlovna en l’accompagnant avec un sourire de jeune coquette sur les lèvres, et en oubliant que ce sourire, son sourire d’autrefois, n’était plus guère en harmonie avec sa figure fatiguée. Elle ne pensait plus en effet à son âge et employait sans y songer toutes ses ressources de femme. Mais, à peine le prince eut-il disparu, que son visage reprit une expression froide et tendue. Elle regagna le cercle au milieu duquel le vicomte continuait son récit, et fit de nouveau semblant de s’y intéresser, en attendant, puisque son affaire était faite, l’instant favorable pour s’éclipser.

“Do promise, do promise, Vasíli!” cried Anna Mikháylovna as he went, with the smile of a coquettish girl, which at one time probably came naturally to her, but was now very ill-suited to her careworn face.

Apparently she had forgotten her age and by force of habit employed all the old feminine arts. But as soon as the prince had gone her face resumed its former cold, artificial expression. She returned to the group where the vicomte was still talking, and again pretended to listen, while waiting till it would be time to leave. Her task was accomplished.

« Mais que dites-vous de cette dernière comédie du sacre de Milan ? demanda Mlle Schérer, et des populations de Gênes et de Lucques qui viennent présenter leurs vœux à M. Buonaparte. M. Buonaparte assis sur un trône et exauçant les vœux des nations ? Adorable ! Non, c’est à en devenir folle ! On dirait que le monde a perdu la tête. »

And what do you think of this latest comedy, the coronation at Milan?” asked Anna Pávlovna, “and of the comedy of the people of Genoa and Lucca laying their petitions before Monsieur Buonaparte, and Monsieur Buonaparte sitting on a throne and granting the petitions of the nations? Adorable! It is enough to make one’s head whirl! It is as if the whole world had gone crazy.”

Le prince André sourit en regardant Anna Pavlovna.

Prince Andrew looked Anna Pávlovna straight in the face with a sarcastic smile.

« Dieu me la donne, gare à qui la touche, » dit-il.

C’étaient les paroles que Bonaparte avaient prononcées en mettant la couronne sur sa tête.

« On dit qu’il était très beau en prononçant ces paroles, » ajouta-t-il, en les répétant en italien :« Dio mi la dona, guai a chi la toca ! »

“ ‘Dieu me la donne, gare à qui la touche!’[1] They say he was very fine when he said that,” he remarked, repeating the words in Italian: “ ‘Dio m l’ha dato. Guai a chi la tocchi!’

« J’espère, continua Anna Pavlovna, que ce sera là la goutte d’eau qui fera déborder le vase. En vérité, les souverains ne peuvent plus supporter cet homme, qui est pour tous une menace vivante.

“I hope this will prove the last drop that will make the glass run over,” Anna Pávlovna continued. “The sovereigns will not be able to endure this man who is a menace to everything.”

– Les souverains ! Je ne parle pas de la Russie, dit le vicomte poliment et avec tristesse, les souverains, madame ? Qu’ont-ils fait pour Louis XVI, pour la reine, pour Madame Élisabeth ? Rien, continua-t-il en s’animant, et, croyez-moi, ils sont punis pour avoir trahi la cause des Bourbons. Les souverains ? Mais ils envoient des ambassadeurs complimenter l’ Usurpateur[4]. » Et, après avoir poussé une exclamation de mépris, il changea de pose.

“The sovereigns? I do not speak of Russia,” said the vicomte, polite but hopeless: “The sovereigns, madame… What have they done for Louis XVII., for the Queen, or for Madame Elizabeth? Nothing!” and he became more animated. “And believe me, they are reaping the reward of their betrayal of the Bourbon cause. The sovereigns! Why, they are sending ambassadors to compliment the usurper.”

And sighing disdainfully, he again changed his position.

Le prince Hippolyte, qui n’avait cessé d’examiner le vicomte à travers son lorgnon, se tourna à ces mots tout d’une pièce vers la petite princesse pour lui demander une aiguille, avec laquelle il lui dessina sur la table l’écusson des Condé, et il se mit à le lui expliquer avec une gravité imperturbable, comme si elle l’en avait prié :

Prince Hippolyte, who had been gazing at the vicomte for some time through his lorgnette, suddenly turned completely round toward the little princess, and having asked for a needle began tracing the Condé coat of arms on the table. He explained this to her with as much gravity as if she had asked him to do it.

« Bâton de gueules engrelés de gueule et d’azur, maison des Condé. »

Bâton de gueules, engrêlé de gueules d’ azur—maison Condé,” said he.

La princesse écoutait et souriait.

The princess listened, smiling.

« Si Bonaparte reste encore un an sur le trône de France, dit le vicomte, en reprenant son sujet comme un homme habitué à suivre ses propres pensées sans prêter grande attention aux réflexions d’autrui dans une question qui lui est familière, les choses n’en iront que mieux : la société française, je parle de la bonne, bien entendu, sera à jamais détruite par les intrigues, la violence, l’exil et les condamnations… et alors… »

“If Buonaparte remains on the throne of France a year longer,” the vicomte continued, with the air of a man who, in a matter with which he is better acquainted than anyone else, does not listen to others but follows the current of his own thoughts, “things will have gone too far. By intrigues, violence, exile, and executions, French society—I mean good French society—will have been forever destroyed, and then…”

Il haussa les épaules en levant les bras au ciel. Pierre voulut intervenir mais Anna Pavlovna, qui le guettait, le devança.

He shrugged his shoulders and spread out his hands. Pierre wished to make a remark, for the conversation interested him, but Anna Pávlovna, who had him under observation, interrupted:

« L’empereur Alexandre, commença-t-elle avec cette inflexion de tristesse qui accompagnait toujours ses réflexions sur la famille impériale, a déclaré laisser aux Français eux-mêmes le droit de choisir la forme de leur gouvernement, et je suis convaincue que la nation entière, une fois délivrée de l’Usurpateur, va se jeter dans les bras de son roi légitime. »

Anna Pavlovna tenait, comme on le voit, à flatter l’émigré royaliste.

“The Emperor Alexander,” said she, with the melancholy which always accompanied any reference of hers to the Imperial family, “has declared that he will leave it to the French people themselves to choose their own form of government; and I believe that once free from the usurper, the whole nation will certainly throw itself into the arms of its rightful king,” she concluded, trying to be amiable to the royalist emigrant.

« C’est peu probable, dit le prince André. Monsieur le vicomte suppose avec raison que les choses sont allées très loin, et il sera, je crois, difficile de revenir au passé.

“That is doubtful,” said Prince Andrew. “Monsieur le Vicomte quite rightly supposes that matters have already gone too far. I think it will be difficult to return to the old regime.”

– J’ai entendu dire, ajouta Pierre en se rapprochant d’eux, que la plus grande partie de la noblesse a été gagnée par Napoléon.

“From what I have heard,” said Pierre, blushing and breaking into the conversation, “almost all the aristocracy has already gone over to Bonaparte’s side.”

– Ce sont les bonapartistes qui l’assurent, s’écria le vicomte sans regarder Pierre.

– Il est impossible de savoir quelle est aujourd’hui l’opinion publique en France.

“It is the Buonapartists who say that,” replied the vicomte without looking at Pierre. “At the present time it is difficult to know the real state of French public opinion.”

– Bonaparte l’a pourtant dit, reprit le prince André avec ironie, car le vicomte lui déplaisait, et c’était lui que visaient ses saillies. « Je leur ai montré le chemin de la gloire, ils n’en n’ont pas voulu, – ce sont les paroles que l’on prête à Napoléon ; – je leur ai ouvert mes antichambres, ils s’y sont « précipités en foule… » Je ne sais pas à quel point il avait le droit de le dire.

“Bonaparte has said so,” remarked Prince Andrew with a sarcastic smile.

It was evident that he did not like the vicomte and was aiming his remarks at him, though without looking at him.

“ ‘I showed them the path to glory, but they did not follow it,’ ” Prince Andrew continued after a short silence, again quoting Napoleon’s words. “ ‘I opened my antechambers and they crowded in.’ I do not know how far he was justified in saying so.”

– Il n’en avait aucun, répondit le vicomte ; après l’assassinat du duc d’Enghien, les gens les plus enthousiastes ont cessé de voir en lui un héros, et si même il l’avait été un moment aux yeux de certaines personnes, ajouta-t-il en se tournant vers Anna Pavlovna, après cet assassinat il y a eu un martyr de plus au ciel, et un héros de moins sur la terre[5]. »

“Not in the least,” replied the vicomte. “After the murder of the duc even the most partial ceased to regard him as a hero. If to some people,” he went on, turning to Anna Pávlovna, “he ever was a hero, after the murder of the duc there was one martyr more in heaven and one hero less on earth.”

Ces derniers mots du vicomte n’avaient pas encore été salués d’un sourire approbatif, que déjà Pierre s’était de nouveau élancé dans l’arène, sans laisser à Anna Pavlovna, qui pressentait quelque chose d’exorbitant, le temps de l’arrêter.

Before Anna Pávlovna and the others had time to smile their appreciation of the vicomte’s epigram, Pierre again broke into the conversation, and though Anna Pávlovna felt sure he would say something inappropriate, she was unable to stop him.

« L’exécution du duc d’Enghien, dit Pierre, était une nécessité politique, et Napoléon a justement montré de la grandeur d’âme en assumant sur lui seul la responsabilité de cet acte.

“The execution of the Duc d’Enghien,” declared Monsieur Pierre, “was a political necessity, and it seems to me that Napoleon showed greatness of soul by not fearing to take on himself the whole responsibility of that deed.”

– Dieu ! Dieu ! murmura Mlle Schérer avec horreur.

Dieu! Mon Dieu!” muttered Anna Pávlovna in a terrified whisper.

– Comment, monsieur Pierre, vous trouvez qu’il y a de la grandeur d’âme dans un assassinat ? dit la petite princesse en souriant et en attirant à elle son ouvrage.

“What, Monsieur Pierre… Do you consider that assassination shows greatness of soul?” said the little princess, smiling and drawing her work nearer to her.

– Ah ! ah ! firent plusieurs voix.

“Oh! Oh!” exclaimed several voices.

– Capital ! » s’écria le prince Hippolyte en anglais.

Et il se frappa le genou de la main. Le vicomte se borna à hausser les épaules.

Pierre regarda gravement son auditoire par-dessus ses lunettes.

“Capital!” said Prince Hippolyte in English, and began slapping his knee with the palm of his hand.

The vicomte merely shrugged his shoulders. Pierre looked solemnly at his audience over his spectacles and continued.

« Je parle ainsi, continua-t-il, parce que les Bourbons ont fui devant la Révolution, en laissant le peuple livré à l’anarchie ! Napoléon seul a su comprendre et vaincre la Révolution, et c’est pourquoi il ne pouvait, lorsqu’il avait en vue le bien général, se laisser arrêter par la vie d’un individu.

“I say so,” he continued desperately, “because the Bourbons fled from the Revolution leaving the people to anarchy, and Napoleon alone understood the Revolution and quelled it, and so for the general good, he could not stop short for the sake of one man’s life.”

– Ne voulez-vous pas passer à l’autre table ? » dit Anna Pavlovna.

“Won’t you come over to the other table?” suggested Anna Pávlovna.

Mais Pierre, s’animant de plus en plus, continua son plaidoyer sans lui répondre :

But Pierre continued his speech without heeding her.

« Oui, Napoléon est grand parce qu’il s’est placé au-dessus de la Révolution, qu’il en a écrasé les abus en conservant tout ce qu’elle avait de bon, l’égalité des citoyens, la liberté de la presse et de la parole, et c’est par là qu’il a conquis le pouvoir.

“No,” cried he, becoming more and more eager, “Napoleon is great because he rose superior to the Revolution, suppressed its abuses, preserved all that was good in it—equality of citizenship and freedom of speech and of the press—and only for that reason did he obtain power.”

– S’il avait rendu ce pouvoir au roi légitime, sans en profiter pour commettre un meurtre, je l’aurais appelé un grand homme, dit le vicomte.

“Yes, if having obtained power, without availing himself of it to commit murder he had restored it to the rightful king, I should have called him a great man,” remarked the vicomte.

– Cela lui était impossible. La nation ne lui avait donné la puissance que pour qu’il la débarrassât des Bourbons ; elle avait reconnu en lui un homme supérieur. La Révolution a été une grande œuvre, continua Pierre, qui témoignait de son extrême jeunesse, en essayant d’expliquer ses opinions et en émettant des idées avancées et irritantes.

“He could not do that. The people only gave him power that he might rid them of the Bourbons and because they saw that he was a great man. The Revolution was a grand thing!” continued Monsieur Pierre, betraying by this desperate and provocative proposition his extreme youth and his wish to express all that was in his mind.

– La Révolution et le régicide une grande œuvre ! Après cela,… Mais ne voulez-vous pas passer à l’autre table ? répéta Anna Pavlovna.

“What? Revolution and regicide a grand thing?… Well, after that… But won’t you come to this other table?” repeated Anna Pávlovna.

– Le Contrat social ! repartit le vicomte avec un sourire de résignation.

“Rousseau’s Contrat social,” said the vicomte with a tolerant smile.

– Je ne parle pas du régicide, je parle de l’idée.

“I am not speaking of regicide, I am speaking about ideas.”

– Oui, l’idée du pillage, du meurtre et du régicide, dit en l’interrompant une voix ironique.

“Yes: ideas of robbery, murder, and regicide,” again interjected an ironical voice.

– Il est certain que ce sont là les extrêmes ; mais le fond véritable de l’idée, c’est l’émancipation des préjugés, l’égalité des citoyens, et tout cela a été conservé par Napoléon dans son intégrité.

“Those were extremes, no doubt, but they are not what is most important. What is important are the rights of man, emancipation from prejudices, and equality of citizenship, and all these ideas Napoleon has retained in full force.”

– La liberté ! l’égalité ! dit avec mépris le vicomte, qui était décidé à démontrer au jeune homme toute l’absurdité de son raisonnement… Ces mots si ronflants ont déjà perdu leur valeur. Qui donc n’aimerait la liberté et l’égalité ? Le Sauveur nous les a prêchées ! Sommes-nous devenus plus heureux après la Révolution ? Au contraire ! Nous voulions la liberté, et Bonaparte l’a confisquée ! »

“Liberty and equality,” said the vicomte contemptuously, as if at last deciding seriously to prove to this youth how foolish his words were, “high-sounding words which have long been discredited. Who does not love liberty and equality? Even our Saviour preached liberty and equality. Have people since the Revolution become happier? On the contrary. We wanted liberty, but Buonaparte has destroyed it.”

Le prince André regardait en souriant tantôt Pierre et le vicomte, tantôt la maîtresse de la maison, qui, malgré son grand usage du monde, avait été terrifiée par les sorties de Pierre ; mais, lorsqu’elle s’aperçut que ces paroles sacrilèges n’excitaient point la colère du vicomte et qu’il n’était plus possible de les étouffer, elle fit cause commune avec le noble émigré et, rassemblant toutes ses forces, tomba à son tour sur l’orateur.

Prince Andrew kept looking with an amused smile from Pierre to the vicomte and from the vicomte to their hostess. In the first moment of Pierre’s outburst Anna Pávlovna, despite her social experience, was horror-struck. But when she saw that Pierre’s sacrilegious words had not exasperated the vicomte, and had convinced herself that it was impossible to stop him, she rallied her forces and joined the vicomte in a vigorous attack on the orator.

« Mais, mon cher monsieur Pierre, dit-elle, comment pouvez-vous expliquer la conduite du grand homme qui met à mort un duc, disons même tout simplement un homme, lorsque cet homme n’a commis aucun crime, et cela sans jugement ?

“But, my dear Monsieur Pierre,” said she, “how do you explain the fact of a great man executing a duc—or even an ordinary man—who is innocent and untried?”

– J’aurais également demandé à monsieur, dit le vicomte, de m’expliquer le 18 brumaire. N’était-ce point une trahison, ou, si vous aimez mieux, un escamotage qui ne ressemble en rien à la manière d’agir d’un grand homme ?

“I should like,” said the vicomte, “to ask how monsieur explains the 18th Brumaire; was not that an imposture? It was a swindle, and not at all like the conduct of a great man!”

– Et les prisonniers d’Afrique massacrés par son ordre, s’écria la petite princesse, c’est épouvantable !

“And the prisoners he killed in Africa? That was horrible!” said the little princess, shrugging her shoulders.

– C’est un roturier, vous avez beau dire, » ajouta le prince Hippolyte.

“He’s a low fellow, say what you will,” remarked Prince Hippolyte.

Pierre, ne sachant plus à qui répondre, les regarda tous en souriant, non pas d’un sourire insignifiant et à peine visible, mais de ce sourire franc et sincère qui donnait à sa figure, habituellement sévère et même un peu morose, une expression de bonté naïve, semblable à celle d’un enfant qui implore son pardon.

Pierre, not knowing whom to answer, looked at them all and smiled. His smile was unlike the half-smile of other people. When he smiled, his grave, even rather gloomy, look was instantaneously replaced by another a childlike, kindly, even rather silly look, which seemed to ask forgiveness.

Le vicomte, qui ne l’avait jamais vu, comprit tout de suite que ce jacobin était moins terrible que ses paroles. On se taisait.

The vicomte who was meeting him for the first time saw clearly that this young Jacobin was not so terrible as his words suggested. All were silent.

« Comment voulez-vous qu’il vous réponde à tous ? dit tout à coup le prince André. N’y a-t-il pas une différence entre les actions d’un homme privé et celles d’un homme d’État, d’un grand capitaine ou d’un souverain ? Il me semble du moins qu’il y en a une.

“How do you expect him to answer you all at once?” said Prince Andrew. “Besides, in the actions of a statesman one has to distinguish between his acts as a private person, as a general, and as an emperor. So it seems to me.”

– Mais sans doute, s’écria Pierre, tout heureux de cet appui inespéré.

“Yes, yes, of course!” Pierre chimed in, pleased at the arrival of this reinforcement.

– Napoléon, sur le pont d’Arcole ou tendant la main aux pestiférés dans l’hôpital de Jaffa, est grand comme homme, et il est impossible de ne pas le reconnaître ; mais il y a, c’est vrai, d’autres faits difficiles à justifier, » continua le prince André, qui tenait visiblement à réparer la maladresse des discours de Pierre et qui se leva sur ces derniers mots, en donnant ainsi à sa femme le signal du départ.

“One must admit,” continued Prince Andrew, “that Napoleon as a man was great on the bridge of Arcola, and in the hospital at Jaffa where he gave his hand to the plague-stricken; but… but there are other acts which it is difficult to justify.”

Prince Andrew, who had evidently wished to tone down the awkwardness of Pierre’s remarks, rose and made a sign to his wife that it was time to go.

Le prince Hippolyte fit de même, mais tout en engageant d’un geste de la main tous ceux qui allaient suivre cet exemple à ne pas bouger.

Suddenly Prince Hippolyte started up making signs to everyone to attend, and asking them all to be seated began:

« À propos, dit-il vivement, on m’a conté aujourd’hui une anecdote moscovite charmante ; il faut que je vous en régale. Vous m’excuserez, vicomte ; je dois la dire en russe ; on n’en comprendrait pas le sel autrement… »

Et il entama son histoire en russe, mais avec l’accent d’un Français qui aurait séjourné un an en Russie :

“I was told a charming Moscow story today and must treat you to it. Excuse me, Vicomte—I must tell it in Russian or the point will be lost….” And Prince Hippolyte began to tell his story in such Russian as a Frenchman would speak after spending about a year in Russia. Everyone waited, so emphatically and eagerly did he demand their attention to his story.

« Il y a à Moscou une dame, une grande dame, très avare, qui avait besoin de deux valets de pied de grande taille pour placer derrière sa voiture… Or cette dame avait aussi, c’était son goût, une femme de chambre de grande taille… »

“There is in Moscow a lady, une dame, and she is very stingy. She must have two footmen behind her carriage, and very big ones. That was her taste. And she had a lady’s maid, also big. She said…”

Ici le prince Hippolyte se mit à réfléchir, comme s’il éprouvait une certaine difficulté à continuer son récit :

Here Prince Hippolyte paused, evidently collecting his ideas with difficulty.

« Elle lui dit ; oui, elle lui dit : Fille une telle, mets la livrée et monte derrière la voiture ; je vais faire des visites… »

“She said… Oh yes! She said, ‘Girl,’ to the maid, ‘put on a livery, get up behind the carriage, and come with me while I make some calls.’ ”

À cet endroit, le prince Hippolyte éclata de rire, mais par malheur il n’y eut pas d’écho dans son auditoire, et le conteur parut éprouver de cet insuccès une impression défavorable. Plusieurs se décidèrent pourtant à sourire, entre autres la vieille dame et Mlle Schérer.

Here Prince Hippolyte spluttered and burst out laughing long before his audience, which produced an effect unfavorable to the narrator. Several persons, among them the elderly lady and Anna Pávlovna, did however smile.

… Elle partit ; tout à coup il s’éleva un ouragan ; la fille perdit son chapeau, et ses longs cheveux se dénouèrent. »

Ne pouvant se contenir davantage, il fut pris d’un accès de rire si bruyant qu’il en suffoquait.

« … Oui, acheva-t-il en se tordant, ses longs cheveux se dénouèrent… et toute la ville l’a su ! »

“She went. Suddenly there was a great wind. The girl lost her hat and her long hair came down….” Here he could contain himself no longer and went on, between gasps of laughter: “And the whole world knew….”

Et l’anecdote finit là. Personne, à vrai dire, n’en avait compris le sens, ni pourquoi elle devait être nécessairement contée en russe. Mais Anna Pavlovna et quelques autres surent gré au narrateur d’avoir si adroitement mis fin à l’ennuyeuse et désagréable sortie de M. Pierre. La conversation s’éparpilla ensuite en menus propos, en remarques insignifiantes sur le bal à venir et sur le bal passé, sur les théâtres, le tout entremêlé de questions pour savoir où et quand on se retrouverait.

And so the anecdote ended. Though it was unintelligible why he had told it, or why it had to be told in Russian, still Anna Pávlovna and the others appreciated Prince Hippolyte’s social tact in so agreeably ending Pierre’s unpleasant and unamiable outburst. After the anecdote the conversation broke up into insignificant small talk about the last and next balls, about theatricals, and who would meet whom, and when and where.

  1. God has given it to me, let him who touches it beware!