813

813

de Maurice Leblanc

by Maurice Leblanc

1910
translated by Alexander Teixeira de Mattos (1910)
 

Chapitre II.

Monsieur Lenormand commence ses opérations

Chapter 2:

M. Lenormand Opens His Campaign

— Auguste, faites entrer M. Lenormand.

"Auguste, show M. Lenormand in."

L’huissier sortit et quelques secondes plus tard introduisit le chef de la Sûreté.

The messenger went out and, a few seconds later, announced the chief of the detective-service.

Il y avait, dans le vaste cabinet du ministère de la place Beauvau, trois personnes : le fameux Valenglay, leader du parti radical depuis trente ans, actuellement président du Conseil et ministre de l’Intérieur ; M. Testard, Procureur général, et le Préfet de police Delaume.

There were three men in the prime minister's private room on the Place Beauvau: the famous Valenglay, leader of the radical party for the past thirty years and now president of the council and minister of the interior; the attorney-general, M. Testard; and the prefect of police, Delaume.

Le Préfet de police et le Procureur général ne quittèrent pas les chaises où ils avaient pris place pendant la longue conversation qu’ils venaient d’avoir avec le président du Conseil, mais celui-ci se leva, et, serrant la main du chef de la Sûreté, lui dit du ton le plus cordial :

The prefect of police and the attorney-general did not rise from the chairs which they had occupied during their long conversation with the prime minister. Valenglay, however, stood up and, pressing the chief detective's hand, said, in the most cordial tones:

— Je ne doute pas, mon cher Lenormand, que vous ne sachiez la raison pour laquelle je vous ai prié de venir ?

"I have no doubt, my dear Lenormand, that you know the reason why I asked you to come."

— L’affaire Kesselbach ?

"The Kesselbach case?"

— Oui.

"Yes."

*****

L’affaire Kesselbach ! Il n’est personne qui ne se rappelle, non seulement cette tragique affaire Kesselbach dont j’ai entrepris de débrouiller l’écheveau complexe, mais encore les moindres péripéties du drame qui nous passionna tous en ces dernières années. Et personne non plus qui ne se souvienne de l’extraordinaire émotion qu’elle souleva en France et hors de France.

The Kesselbach case! Not one of us but is able to recall not only the main details of this tragic affair, the tangled skein of which I have set myself to unravel, but even its very smallest incidents, so greatly did the tragedy excite us all during these recent years. Nor is there one of us but remembers the extraordinary stir which it created both in and outside France.

Et cependant, plus encore que ce triple meurtre accompli dans des circonstances si mystérieuses, plus encore que l’atrocité détestable de cette boucherie, plus encore que tout, il est une chose qui bouleversa le public, ce fut la réapparition, on peut dire la résurrection d’Arsène Lupin.

And yet there was one thing that upset the public even more than the three murders committed in such mysterious circumstances, more than the detestable atrocity of that butchery, more than anything else; and that was the reappearance — one might almost say the resurrection — of Arsene Lupin.

Arsène Lupin ! Nul n’avait plus entendu parler de lui depuis quatre ans, depuis son incroyable, sa stupéfiante aventure de l’Aiguille creuse, depuis le jour où, sous les yeux de Herlock Sholmès et d’Isidore Beautrelet, il s’était enfui dans les ténèbres, emportant sur son dos le cadavre de celle qu’il aimait, et suivi de sa vieille servante, Victoire.

Arsene Lupin! No one had heard speak of him for over four years, since his incredible, his astounding adventure of the Hollow Needle, since the day when he had slunk away into the darkness before the eyes of Holmlock Shears and Isidore Beautrelet, carrying on his back the dead body of the woman whom he loved, and followed by his old servant, Victoire.

Depuis ce jour-là, généralement, on le croyait mort. C’était la version de la police, qui, ne retrouvant aucune trace de son adversaire, l’enterrait purement et simplement.

From that day onward he had been generally believed to be dead. This was the version put about by the police, who, finding no trace of their adversary, were content purely and simply to bury him.

D’aucuns, pourtant, le supposant sauvé, lui attribuaient l’existence paisible d’un bon bourgeois, qui cultive son jardin entre son épouse et ses enfants ; tandis que d’autres prétendaient que, courbé sous le poids du chagrin, et las des vanités de ce monde, il s’était cloîtré dans un couvent de trappistes.

Some, however, believing him to be saved, described him as leading a placid, Philistine existence. According to them, he was living with his wife and children, growing his small potatoes; whereas others maintained that, bent down with the weight of sorrow and weary of the vanities of this world, he had sought the seclusion of a Trappist monastery.

Et voilà qu’il surgissait de nouveau ! Voilà qu’il reprenait sa lutte sans merci contre la société ! Arsène Lupin redevenait Arsène Lupin, le fantaisiste, l’intangible, le déconcertant, l’audacieux, le génial Arsène Lupin.

And here he was once more looming large in the public view and resuming his relentless struggle against society! Arsene Lupin was Arsene Lupin again, the fanciful, intangible, disconcerting, audacious, genial Arsene Lupin!

Mais cette fois un cri d’horreur s’éleva. Arsène Lupin avait tué ! et la sauvagerie, la cruauté, le cynisme implacable du forfait étaient tels que, du coup, la légende du héros sympathique, de l’aventurier chevaleresque et, au besoin, sentimental, fit place à une vision nouvelle de monstre inhumain, sanguinaire et féroce. La foule exécra et redouta son ancienne idole, avec d’autant plus de violence qu’elle l’avait admirée naguère pour sa grâce légère et sa bonne humeur amusante.

But, this time, a cry of horror arose. Arsene Lupin had taken human life! And the fierceness, the cruelty, the ruthless cynicism of the crime were so great that, then and there, the legend of the popular hero, of the chivalrous and occasionally sentimental adventurer, made way for a new conception of an inhuman, bloodthirsty, and ferocious monster. The crowd now loathed and feared its former idol with more intensity than it had once shown in admiring him for his easy grace and his diverting good-humor.

Et l’indignation de cette foule apeurée se tourna dès lors contre la police. Jadis, on avait ri. On pardonnait au commissaire rossé, pour la façon comique dont il se laissait rosser. Mais la plaisanterie avait trop duré, et, dans un élan de révolte et de fureur, on demandait compte à l’autorité des crimes inqualifiables qu’elle était impuissante à prévenir.

And, forthwith, the indignation of that frightened crowd turned against the police. Formerly, people had laughed. They forgave the beaten commissary of police for the comical fashion in which he allowed himself to be beaten. But the joke had lasted too long; and, in a burst of revolt and fury, they now called the authorities to account for the unspeakable crimes which these were powerless to prevent.

Ce fut, dans les journaux, dans les réunions publiques, dans la rue, à la tribune même de la Chambre, une telle explosion de colère que le Gouvernement s’émut et chercha par tous les moyens à calmer la surexcitation publique.

In the press, at public meetings, in the streets and even in the tribune of the Chamber of Deputies there was such an explosion of wrath that the government grew alarmed and strove by every possible means to allay the public excitement.

Valenglay, le président du Conseil, avait précisément un goût très vif pour toutes les questions de police, et s’était plu souvent à suivre de près certaines affaires avec le chef de la Sûreté dont il prisait les qualités et le caractère indépendant. Il convoqua dans son cabinet le Préfet et le procureur général, avec lesquels il s’entretint, puis M. Lenormand.

It so happened that Valenglay, the premier, took a great interest in all these police questions and had often amused himself by going closely into different cases with the chief of the detective-service, whose good qualities and independent character he valued highly. He sent for the prefect and the attorney-general to see him in his room, talked to them and then sent for M. Lenormand.

*****

— Oui, mon cher Lenormand, il s’agit de l’affaire Kesselbach. Mais avant d’en parler, j’attire votre attention sur un point… sur un point qui tracasse particulièrement M. le Préfet de police. Monsieur Delaume, voulez-vous expliquer à M. Lenormand ?…

"Yes, my dear Lenormand, it's about the Kesselbach case. But, before we discuss it, I must call your attention to a point which more particularly affects and, I may say, annoys Monsieur le Prefet de Police. M. Delaume, will you explain to M. Lenormand...?"

— Oh ! M. Lenormand sait parfaitement à quoi s’en tenir à ce sujet, répliqua le Préfet d’un ton qui indiquait peu de bienveillance pour son subordonné ; nous en avons causé tous deux ; je lui ai dit ma façon de penser sur sa conduite incorrecte au Palace-Hôtel. D’une façon générale, on est indigné.

"Oh, M. Lenormand knows quite well how the matter stands," said the prefect, in a tone which showed but little good-will toward his subordinate. "We have talked it over already and I have told him what I thought of his improper conduct at the Palace Hotel. People are generally indignant."

M. Lenormand se leva, sortit de sa poche un papier qu’il déposa sur la table.

M. Lenormand rose, took a paper from his pocket and laid it on the table.

— Qu’est ceci ? demanda Valenglay.

"What is this?" asked Valenglay.

— Ma démission, monsieur le Président.

"My resignation, Monsieur le President du Conseil."

Valenglay bondit.

Valenglay gave a jump:

— Quoi ! Votre démission ? Pour une observation bénigne que M. le Préfet vous adresse et à laquelle il n’attribue d’ailleurs aucune espèce d’importance… n’est-ce pas, Delaume, aucune espèce d’importance ? Et voilà que vous prenez la mouche !… Vous avouerez, mon bon Lenormand, que vous avez un fichu caractère. Allons, rentrez-moi ce chiffon de papier et parlons sérieusement.

"What! Your resignation! For a well-meaning remark which Monsieur le Prefet thinks fit to address to you and to which, for that matter, he attaches no importance whatever — do you, Delaume? No importance whatever — and there you go, taking offence! You must confess, my dear Lenormand, that you're devilish touchy! Come, put that bit of paper back in your pocket and let's talk seriously."

Le chef de la Sûreté se rassit, et Valenglay, imposant le silence au Préfet qui ne cachait pas son mécontentement, prononça :

The chief detective sat down again, and Valenglay, silencing the prefect, who made no attempt to conceal his dissatisfaction, said:

— En deux mots, Lenormand, voici la chose : la rentrée en scène de Lupin nous embête. Assez longtemps cet animal-là s’est fichu de nous. C’était drôle, je le confesse, et, pour ma part, j’étais le premier à en rire. Il s’agit maintenant de crimes. Nous pouvions subir Arsène Lupin tant qu’il amusait la galerie. S’il tue, non.

"In two words, Lenormand, the thing is that Lupin's reappearance upon the scene annoys us. The brute has defied us long enough. It used to be funny, I confess, and I, for my part, was the first to laugh at it. But it's no longer a question of that. It's a question of murder now. We could stand Lupin, as long as he amused the gallery. But, when he takes to killing people, no!"

— Et alors, monsieur le Président, que me demandez-vous ?

"Then what is it that you ask, Monsieur le President?"

— Ce que nous demandons ? Oh ! c’est bien simple. D’abord son arrestation, ensuite sa tête.

"What we ask? Oh, it's quite simple! First, his arrest and then his head!"

— Son arrestation, je puis vous la promettre pour un jour ou l’autre. Sa tête, non.

"I can promise you his arrest, some day or another, but not his head."

— Comment ! Si on l’arrête, c’est la cour d’assises, la condamnation inévitable et l’échafaud.

"What! If he's arrested, it means trial for murder, a verdict of guilty, and the scaffold."

— Non.

"No!"

— Et pourquoi non ?

"And why not?"

— Parce que Lupin n’a pas tué.

"Because Lupin has not committed murder."

— Hein ? Mais vous êtes fou, Lenormand. Et les cadavres du Palace Hôtel, c’est une fable, peut-être ! Il n’y a pas eu triple assassinat ?

"Eh? Why, you're mad, Lenormand! The corpses at the Palace Hotel are so many inventions, I suppose! And the three murders were never committed!"

— Oui, mais ce n’est pas Lupin qui l’a commis.

"Yes, but not by Lupin."

Le chef articula ces mots très posément, avec une tranquillité et une conviction impressionnantes.

The chief spoke these words very steadily, with impressive calmness and conviction.

Le Procureur et le Préfet protestèrent. Mais Valenglay reprit :

The attorney and the prefect protested.

— Je suppose, Lenormand, que vous n’avancez pas cette hypothèse sans de sérieux motifs ?

"I presume, Lenormand," said Valenglay, "that you do not put forward that theory without serious reasons?"

— Ce n’est pas une hypothèse.

"It is not a theory."

— La preuve ?

"What proof have you?"

— Il en est deux, d’abord, deux preuves de nature morale, que j’ai sur-le-champ exposées à M. le juge d’instruction et que les journaux ont soulignées. Avant tout. Lupin ne tue pas. Ensuite, pourquoi aurait-il tué puisque le but de son expédition, le vol, était accompli, et qu’il n’avait rien à craindre d’un adversaire attaché et bâillonné ?

"There are two, to begin with, two proofs of a moral nature, which I at once placed before Monsieur le Juge d'Instruction and which the newspapers have laid stress upon. First and foremost, Lupin does not kill people. Next, why should he have killed anybody, seeing that the object which he set out to achieve, the theft, was accomplished and that he had nothing to fear from an adversary who was gagged and bound?"

— Soit. Mais les faits ?

"Very well. But the facts?"

— Les faits ne valent pas contre la raison et la logique, et puis les faits sont encore pour moi. Que signifierait la présence de Lupin dans la chambre où l’on a trouvé l’étui à cigarettes ? D’autre part, les vêtements noirs que l’on a trouvés, et qui étaient évidemment ceux du meurtrier, ne concordent nullement, comme taille, avec ceux d’Arsène Lupin.

"Facts are worth nothing against reason and logic; and, moreover, the facts also are on my side. What would be the meaning of Lupin's presence in the room in which the cigarette-case was discovered? On the other hand, the black clothes which were found and which evidently belonged to the murderer are not in the least of a size to fit Lupin."

— Vous le connaissez donc, vous ?

"You know him, then, do you?"

— Moi, non. Mais Edwards l’a vu, Gourel l’a vu, et celui qu’ils ont vu n’est pas celui que la femme de chambre a vu dans l’escalier de service, entraînant Chapman par la main.

"I? No. But Edwards saw him, Gourel saw him; and the man whom they saw is not the man whom the chambermaid saw, on the servants' staircase, dragging Chapman by the hand."

— Alors, votre système ?

"Then your idea..."

— Vous voulez dire « la vérité », monsieur le Président. La voici, ou du moins, ce que je sais de la vérité. Mardi le 16 avril, un individu… Lupin… a fait irruption dans la chambre de M. Kesselbach, vers deux heures de l’après-midi

"You mean to say, the truth, M. le President. Here it is, or, at least, here is the truth as far as I know it. On Tuesday, the 16th of April, a man — Lupin — broke into Mr. Kesselbach's room at about two o'clock in the afternoon...."

Un éclat de rire interrompit M. Lenormand. C’était le Préfet de police.

M. Lenormand was interrupted by a burst of laughter. It came from the prefect of police.

— Laissez-moi vous dire, monsieur Lenormand, que vous précisez avec une hâte un peu excessive. Il est prouvé que, à trois heures, ce jour-là, M. Kesselbach est entré au Crédit Lyonnais et qu’il est descendu dans la salle des coffres. Sa signature sur le registre en témoigne.

"Let me tell you, M. Lenormand, that you are in rather too great a hurry to state your precise facts. It has been shown that, at three o'clock on that day, Mr. Kesselbach walked into the Credit Lyonnais and went down to the safe deposit. His signature in the register proves it."

M. Lenormand attendit respectueusement que son supérieur eût fini de parler. Puis, sans même se donner la peine de répondre directement à l’attaque, il continua :

M. Lenormand waited respectfully until his superior had finished speaking. Then, without even troubling to reply directly to the attack, he continued:

— Vers deux heures de l’après-midi, Lupin, aidé d’un complice, un nommé Marco, a ligoté M. Kesselbach, l’a dépouillé de tout l’argent liquide qu’il avait sur lui, et l’a contraint à révéler le chiffre de son coffre du Crédit Lyonnais. Aussitôt le secret connu, Marco est parti. Il a rejoint un deuxième complice, lequel, profitant d’une certaine ressemblance avec M. Kesselbach — ressemblance, d’ailleurs, qu’il accentua ce jour-là en portant des habits semblables à ceux de M. Kesselbach, et en se munissant de lunettes d’or — entra au Crédit Lyonnais, imita la signature de M. Kesselbach, vida le coffre et s’en retourna, accompagné de Marco. Celui-ci, aussitôt, téléphona à Lupin. Lupin, sûr alors que M. Kesselbach ne l’avait pas trompé, et le but de son expédition étant rempli, s’en alla.

"At about two o'clock in the afternoon, Lupin, assisted by an accomplice, a man named Marco, bound Mr. Kesselbach hand and foot, robbed him of all the loose cash which he had upon him and compelled him to reveal the cypher of his safe at the Credit Lyonnais. As soon as the secret was told, Marco left. He joined another accomplice, who, profiting by a certain resemblance to Mr. Kesselbach — a resemblance which he accentuated that day by wearing clothes similar to Mr. Kesselbach's and putting on a pair of gold spectacles — entered the Credit Lyonnais, imitated Mr. Kesselbach's signature, emptied the safe of its contents and walked off, accompanied by Marco. Marco at once telephoned to Lupin. Lupin, as soon as he was sure that Mr. Kesselbach had not deceived him and that the object of his expedition was attained, went away."

Valenglay semblait hésitant.

Valenglay seemed to waver in his mind:

— Oui… oui… admettons… Mais ce qui m’étonne, c’est qu’un homme comme Lupin ait risqué si gros pour un si piètre bénéfice… quelques billets de banque et le contenu, toujours hypothétique, d’un coffre-fort.

"Yes, yes... we'll admit that.... But what surprises me is that a man like Lupin should have risked so much for such a paltry profit: a few bank-notes and the hypothetical contents of a safe."

— Lupin convoitait davantage. Il voulait, ou bien l’enveloppe en maroquin qui se trouvait dans le sac de voyage, ou bien la cassette en ébène qui se trouvait dans le coffre-fort. Cette cassette, il l’a eue, puisqu’il l’a renvoyée vide. Donc, aujourd’hui, il connaît, ou il est en voie de connaître le fameux projet que formait M. Kesselbach et dont il entretenait son secrétaire quelques instants avant sa mort.

"Lupin was after more than that. He wanted either the morocco envelope which was in the traveling-bag, or else the ebony box which was in the safe. He had the ebony box, because he has sent it back empty. Therefore, by this time, he knows, or is in a fair way for knowing, the famous scheme which Mr. Kesselbach was planning, and which he was discussing with his secretary a few minutes before his death."

— Quel est ce projet ?

"What was the scheme?"

— Je ne sais pas. Le directeur de l’agence, Barbareux, auquel il s’en était ouvert, m’a dit que M. Kesselbach recherchait un individu, un déclassé, paraît-il, nommé Pierre Leduc. Pour quelle raison cette recherche ? Et par quels liens peut-on la rattacher à son projet ? Je ne saurais le dire.

"I don't exactly know. The manager of Barbareux's agency, to whom he had opened his mind about it, has told me that Mr. Kesselbach was looking for a man who went by the name of Pierre Leduc, a man who had lost caste, it appears. Why and how the discovery of this person was connected with the success of his scheme, I am unable to say."

— Soit, conclut Valenglay. Voilà pour Arsène Lupin. Son rôle est fini. M. Kesselbach est ligoté, dépouillé… mais vivant !… Que se passe-t-il jusqu’au moment où on le retrouve mort ?

"Very well," said Valenglay. "So much for Arsene Lupin. His part is played. Mr. Kesselbach is bound hand and foot, robbed, but alive!... What happens up to the time when he is found dead?"

— Rien, pendant des heures ; rien jusqu’à la nuit. Mais au cours de la nuit quelqu’un est entré.

"Nothing, for several hours, nothing until night. But, during the night, some one made his way in."

— Par où ?

"How?"

— Par la chambre 420, une des chambres qu’avait retenues M. Kesselbach. L’individu possédait évidemment une fausse clef.

"Through room 420, one of the rooms reserved by Mr. Kesselbach. The person in question evidently possessed a false key."

— Mais, s’écria le Préfet de police, entre cette chambre et l’appartement, toutes les portes étaient verrouillées et il y en a cinq !

"But," exclaimed the prefect of police, "all the doors between that room and Mr. Kesselbach's flat were bolted; and there were five of them!"

— Restait le balcon.

"There was always the balcony."

— Le balcon !

"The balcony!"

— Oui, c’est le même pour tout l’étage, sur la rue de Judée.

"Yes; the balcony runs along the whole floor, on the Rue de Judee side."

— Et les séparations ?

"And what about the spaces in between?"

— Un homme agile peut les franchir. Le nôtre les a franchies. J’ai relevé les traces.

"An active man can step across them. Our man did. I have found marks."

— Mais toutes les fenêtres de l’appartement étaient closes, et on a constaté, après le crime, qu’elles l’étaient encore.

"But all the windows of the suite were shut; and it was ascertained, after the crime, that they were still shut."

— Sauf une, celle du secrétaire Chapman, laquelle n’était que poussée, j’en ai fait l’épreuve moi-même.

"All except one, the secretary's window, Chapman's, which was only pushed to. I tried it myself."

Cette fois le Président du Conseil parut quelque peu ébranlé, tellement la version de M. Lenormand semblait logique, serrée, étayée de faits solides.

This time the prime minister seemed a little shaken, so logical did M. Lenormand's version seem, so precise and supported by such sound facts.

Il demanda avec un intérêt croissant :

He asked, with growing interest:

— Mais cet homme, dans quel but venait-il ?

"But what was the man's object in coming?"

— Je ne sais pas.

"I don't know."

— Ah ! vous ne savez pas…

"Ah, you don't know!"

— Non, pas plus que je ne sais son nom.

"Any more than I know his name."

— Mais pour quelle raison a-t-il tué ?

"But why did he kill Mr. Kesselbach?"

— Je ne sais pas. Tout au plus a-t-on le droit de supposer qu’il n’était pas venu dans l’intention de tuer, mais dans l’intention, lui aussi, de prendre les documents contenus dans l’enveloppe de maroquin et dans la cassette, et que, placé par le hasard en face d’un ennemi réduit à l’impuissance, il l’a tué.

"I don't know. This all remains a mystery. The utmost that we have the right to suppose is that he did not come with the intention of killing, but with the intention, he too, of taking the documents contained in the morocco note-case and the ebony box; and that, finding himself by accident in the presence of the enemy reduced to a state of helplessness, he killed him."

Valenglay murmura :

Valenglay muttered:

— Cela se peut… oui, à la rigueur… Et, selon vous, trouva-t-il les documents ?

"Yes, strictly speaking, that is possible.... And, according to you, did he find the documents?"

— Il ne trouva pas la cassette, puisqu’elle n’était pas là, mais il trouva, au fond du sac de voyage, l’enveloppe de maroquin noir. De sorte que Lupin… et l’autre en sont au même point tous les deux : tous les deux ils savent, sur le projet de Kesselbach, les mêmes choses.

"He did not find the box, because it was not there; but he found the black morocco note-case. So that Lupin and... the other are in the same position. Each knows as much as the other about the Kesselbach scheme."

— C’est-à-dire, nota le Président, qu’ils vont se combattre.

"That means," remarked the premier, "that they will fight."

— Justement. Et la lutte a déjà commencé. L’assassin, trouvant une carte d’Arsène Lupin, l’épingla sur le cadavre. Toutes les apparences seraient ainsi contre Arsène Lupin Donc, Arsène Lupin serait le meurtrier.

"Exactly. And the fight has already begun. The murderer, finding a card of Arsene Lupin's, pinned it to the corpse. All the appearances would thus be against Arsene Lupin... therefore, Arsene Lupin would be the murderer."

— En effet… en effet… déclara Valenglay, le calcul ne manquait pas de justesse.

"True... true," said Valenglay. "The calculation seemed pretty accurate."

— Et le stratagème aurait réussi, continua M. Lenormand, si, par suite d’un autre hasard, défavorable celui-là, l’assassin, soit à l’aller, soit au retour, n’avait perdu, dans la chambre 420, son étui à cigarettes, et si le garçon d’hôtel, Gustave Beudot, ne l’y avait ramassé. Dès lors, se sachant découvert ou sur le point de l’être…

"And the stratagem would have succeeded," continued M. Lenormand, "if in consequence of another and a less favorable accident, the murderer had not, either in coming or going, dropped his cigarette-case in room 420, and if the floor-waiter, Gustave Beudot, had not picked it up. From that moment, knowing himself to be discovered, or on the point of being discovered..."

— Comment le savait-il ?

"How did he know it?"

— Comment ? Mais par le juge d’instruction Formerie lui-même. L’enquête a eu lieu toutes portes ouvertes ! Il est certain que le meurtrier se cachait parmi les assistants, employés d’hôtel ou journalistes, lorsque le juge d’instruction envoya Gustave Beudot dans sa mansarde chercher l’étui à cigarettes. Beudot monta. L’individu le suivit et frappa. Seconde victime.

"How? Why, through M. Formerie, the examining-magistrate, himself! The investigation took place with open doors. It is certain that the murderer was concealed among the people, members of the hotel staff and journalists, who were present when Gustave Beudot was giving his evidence; and when the magistrate sent Gustave Beudot to his attic to fetch the cigarette-case, the man followed and struck the blow. Second victim!"

Personne ne protestait plus. Le drame se reconstituait, saisissant de réalité et d’exactitude vraisemblable.

No one protested now. The tragedy was being reconstructed before their eyes with a realism and a probable accuracy which were equally striking.

— Et la troisième ? fit Valenglay.

"And the third victim?" asked Valenglay.

— Celle-là s’offrit elle-même aux coups. Ne voyant pas revenir Beudot, Chapman, curieux d’examiner lui-même cet étui à cigarettes, partit avec le directeur de l’hôtel. Surpris par le meurtrier, il fut entraîné par lui, conduit dans une des chambres, et, à son tour, assassiné.

"He himself gave the ruffian his opportunity. When Beudot did not return, Chapman, curious to see the cigarette-case for himself, went upstairs with the manager of the hotel. He was surprised by the murderer, dragged away by him, taken to one of the bedrooms and murdered in his turn."

— Mais pourquoi se laissa-t-il ainsi entraîner et diriger par un homme qu’il savait être l’assassin de M. Kesselbach et de Gustave Beudot ?

"But why did he allow himself to be dragged away like that and to be led by a man whom he knew to be the murderer of Mr. Kesselbach and of Gustave Beudot?"

— Je ne sais pas, pas plus que je ne connais la chambre où le crime fut commis, pas plus que je ne devine la façon vraiment miraculeuse dont le coupable s’échappa.

"I don't know, any more than I know the room in which the crime was committed, or the really miraculous way in which the criminal escaped."

— On a parlé de deux étiquettes bleues ?

"Something has been said about two blue labels."

— Oui, l’une trouvée sur la cassette que Lupin a renvoyée, l’autre trouvée par moi et provenant sans doute de l’enveloppe en maroquin que l’assassin avait volée.

"Yes, one was found on the box which Lupin sent back; and the other was found by me and doubtless came from the morocco note-case stolen by the murderer."

— Eh bien ?

"Well?"

— Eh bien ! pour moi, elles ne signifient rien. Ce qui signifie quelque chose, c’est ce chiffre 813 que M. Kesselbach inscrivit sur chacune d’elles : on a reconnu son écriture.

"I don't think that they mean anything. What does mean something is the number 813, which Mr. Kesselbach wrote on each of them. His handwriting has been recognized."

— Et ce chiffre 813 ?

"And that number 813?"

— Mystère.

"It's a mystery."

— Alors ?

"Then?"

— Alors, je dois vous répondre une fois de plus que je n’en sais rien.

"I can only reply again that I don't know."

— Vous n’avez pas de soupçons ?

"Have you no suspicions?"

— Aucun. Deux hommes à moi habitent une des chambres du Palace-Hôtel, à l’étage où l’on a retrouvé le cadavre de Chapman. Par eux, je fais surveiller toutes les personnes de l’hôtel. Le coupable n’est pas au nombre de celles qui sont parties.

"None at all. Two of my men are occupying one of the rooms in the Palace Hotel, on the floor where Chapman's body was found. I have had all the people in the hotel watched by these two men. The criminal is not one of those who have left."

— N’a-t-on pas téléphoné pendant le massacre ?

"Did no one telephone while the murders were being committed?"

— Oui. De la ville quelqu’un a téléphoné au major Parbury, une des quatre personnes qui habitaient le couloir du premier étage.

"Yes, some one telephoned from the outside to Major Parbury, one of the four persons who occupied rooms on the first-floor passage."

— Et ce major ?

"And this Major Parbury?"

— Je le fais surveiller par mes hommes ; jusqu’ici, on n’a rien relevé contre lui.

"I am having him watched by my men. So far, nothing has been discovered against him."

— Et dans quel sens allez-vous chercher ?

"And in which direction do you intend to seek?"

— Oh ! dans un sens très précis. Pour moi, l’assassin compte parmi les amis ou les relations du ménage Kesselbach. Il suivait leur piste, il connaissait leurs habitudes, la raison pour laquelle M. Kesselbach était à Paris, et il soupçonnait tout au moins l’importance de ses desseins.

"Oh, in a very limited direction. In my opinion, the murderer must be numbered among the friends or connections of Mr. and Mrs. Kesselbach. He followed their scent, knew their habits, the reason of Mr. Kesselbach's presence in Paris; and he at least suspected the importance of Mr. Kesselbach's plans."

— Ce ne serait donc pas un professionnel du crime ?

"Then he was not a professional criminal?"

— Non, non ! mille fois non. Le crime fut exécuté avec une habileté et une audace inouïes, mais il fut commandé par les circonstances. Je le répète, c’est dans l’entourage de M. et Mme Kesselbach qu’il faut chercher. Et la preuve, c’est que l’assassin de M. Kesselbach n’a tué Gustave Beudot que parce que le garçon d’hôtel possédait l’étui à cigarettes, et Chapman que parce que le secrétaire en connaissait l’existence. Rappelez-vous l’émotion de Chapman : sur la description seule de l’étui à cigarettes, Chapman a eu l’intuition du drame. S’il avait vu l’étui à cigarettes, nous étions renseignés. L’inconnu ne s’y est pas trompé ; il a supprimé Chapman. Et nous ne savons rien, que ses initiales L et M.

"No, no, certainly not! The murder was committed with extraordinary cleverness and daring, but it was due to circumstances. I repeat, we shall have to look among the people forming the immediate circle of Mr. and Mrs. Kesselbach. And the proof is that Mr. Kesselbach's murderer killed Gustave Beudot for the sole reason that the waiter had the cigarette-case in his possession; and Chapman for the sole reason that the secretary knew of its existence. Remember Chapman's excitement: at the mere description of the cigarette-case, Chapman received a sudden insight into the tragedy. If he had seen the cigarette-case, we should have been fully informed. The man, whoever he may be, was well aware of that: and he put an end to Chapman. And we know nothing, nothing but the initials L. and M."

Il réfléchit et prononça :

He reflected for a moment and said:

— Encore une preuve qui est une réponse à l’une de vos questions, monsieur le Président. Croyez-vous que Chapman eût suivi cet homme à travers les couloirs et les escaliers de l’hôtel, s’il ne l’avait déjà connu ?

"There is another proof, which forms an answer to one of your questions, Monsieur le President: Do you believe that Chapman would have accompanied that man along the passages and staircases of the hotel if he did not already know him?"

Les faits s’accumulaient. La vérité, ou du moins la vérité probable, se fortifiait. Bien des points, les plus intéressants peut-être, demeuraient obscurs. Mais quelle lumière ! À défaut des motifs qui les avaient inspirés, comme on apercevait clairement la série des actes accomplis en cette tragique matinée !

The facts were accumulating. The truth or, at least, the probable truth was gaining strength. Many of the points at issue, the most interesting, perhaps, remained obscure. But what a light had been thrown upon the subject! Short of the motives that inspired them, how clearly Lenormand's hearers now perceived the sequence of acts performed on that tragic morning!

Il y eut un silence. Chacun méditait, cherchait des arguments, des objections. Enfin, Valenglay s’écria :

There was a pause. Every one was thinking, seeking for arguments, for objections. At last, Valenglay exclaimed:

— Mon cher Lenormand, tout cela est parfait… Vous m’avez convaincu… Mais, au fond, nous n’en sommes pas plus avancés pour cela.

"My dear Lenormand, this is all quite excellent. You have convinced me.... But, taking one thing with another, we are no further than we were."

— Comment ?

"What do you mean?"

— Mais oui. Le but de notre réunion n’est pas du tout de déchiffrer une partie de l’énigme, que, un jour ou l’autre, je n’en doute pas, vous déchiffrerez tout entière, mais de donner satisfaction, dans la plus large mesure possible, aux exigences du public. Or, que le meurtrier soit Lupin ou non, qu’il y ait deux coupables, ou bien trois, ou bien un seul, cela ne nous donne ni le nom du coupable ni son arrestation. Et le public a toujours cette impression désastreuse que la justice est impuissante.

"What I say. The object of our meeting is not to clear up a portion of the mystery, which, one day, I am sure, you will clear up altogether, but to satisfy the public demand as fully as we possibly can. Now whether the murderer is Lupin or another; whether there are two criminals, or three, or only one: all this gives us neither the criminal's name nor his arrest. And the public continues under the disastrous impression that the law is powerless."

— Qu’y puis-je faire ?

"What can I do?"

— Précisément, donner au public la satisfaction qu’il demande.

"Give the public the definite satisfaction which it demands."

— Mais il me semble que ces explications suffiraient déjà…

"But it seems to me that this explanation ought to be enough...."

— Des mots ! Il veut des actes. Une seule chose le contenterait : une arrestation.

"Words! The public wants deeds! One thing alone will satisfy it: an arrest."

— Diable ! diable ! Nous ne pouvons pourtant pas arrêter le premier venu.

"Hang it all! Hang it all! We can't arrest the first person that comes along!"

— Ça vaudrait mieux que de n’arrêter personne, fit Valenglay en riant… Voyons, cherchez bien… Êtes-vous sûr d’Edwards, le domestique de Kesselbach ?

"Even that would be better than arresting nobody," said Valenglay, with a laugh. "Come, have a good look round! Are you sure of Edwards, Kesselbach's servant?"

— Absolument sûr… Et puis, non, monsieur le Président, ce serait dangereux, ridicule et je suis persuadé que M. le procureur général lui-même… Il n’y a que deux individus que nous avons le droit d’arrêter : l’assassin… je ne le connais pas… et Arsène Lupin.

"Absolutely sure. Besides... No, Monsieur le President, it would be dangerous and ridiculous; and I am sure that Mr. Attorney-General himself... There are only two people whom we have the right to arrest: the murderer — I don't know who he is — and Arsene Lupin."

— Eh bien ?

"Well?"

— On n’arrête pas Arsène Lupin ou du moins il faut du temps, un ensemble de mesures que je n’ai pas encore eu le loisir de combiner, puisque je croyais Lupin rangé… ou mort.

"There is no question of arresting Arsine Lupin, or, at least, it requires time, a whole series of measures, which I have not yet had the leisure to contrive, because I looked upon Lupin as settled down... or dead."

Valenglay frappa du pied avec l’impatience d’un homme qui aime bien que ses désirs soient réalisés sur-le-champ.

Valenglay stamped his foot with the impatience of a man who likes to see his wishes realized on the spot:

— Cependant… cependant… mon cher Lenormand, il le faut… Il le faut pour vous aussi… Vous n’êtes pas sans savoir que vous avez des ennemis puissants et que si je n’étais pas là… Enfin, il est inadmissible que vous, Lenormand, vous vous dérobiez ainsi… Et les complices, qu’en faites-vous ? Il n’y a pas que Lupin… Il y a Marco… Il y a aussi le coquin qui a joué le personnage de M. Kesselbach pour descendre dans les caves du Crédit Lyonnais.

"And yet... and yet, my dear Lenormand, something must be done... if only for your own sake. You know as well as I do that you have powerful enemies... and that, if I were not there... In short, Lenormand, you can't be allowed to get out of it like this. What are you doing about the accomplices? There are others besides Lupin. There is Marco; and there's the rogue who impersonated Mr. Kesselbach in order to visit the cellars of the Credit Lyonnais."

— Celui-là vous suffirait-il, monsieur le Président ?

"Would you be satisfied if you got him, Monsieur le President?"

— S’il me suffirait ! Nom d’un chien, je vous crois.

"Would I be satisfied? Heavens alive, I should think I would!"

— Eh bien, donnez-moi huit jours.

"Well, give me seven days."

— Huit jours ! mais ce n’est pas une question de jours, mon cher Lenormand, c’est plus simplement une question d’heures.

"Seven days! Why, it's not a question of days, my dear Lenormand! It's a question of hours!"

— Combien m’en donnez-vous, monsieur le Président ?

"How many will you give me, Monsieur le President?"

Valenglay tira sa montre et ricana :

Valenglay took out his watch and chuckled:

— Je vous donne dix minutes, mon cher Lenormand.

"I will give you ten minutes, my dear Lenormand!"

Le chef de la Sûreté tira la sienne et scanda, d’une voix posée :

The chief took out his, and emphasizing each syllable, said calmly:

— C’est quatre de trop, monsieur le Président.

"That is four minutes more than I want, Monsieur le President."

II

Valenglay le regarda, stupéfait.

Valenglay looked at him in amazement.

— Quatre de trop ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

"Four minutes more than you want? What do you mean by that?"

— Je dis, monsieur le Président, que les dix minutes que vous m’accordez sont inutiles. J’en ai besoin de six, pas une de plus.

"I mean, Monsieur le President, that the ten minutes which you allow me are superfluous. I want six, and not one minute more."

— Ah ça ! mais, Lenormand… la plaisanterie ne serait peut-être pas d’un goût…

"Oh, but look here, Lenormand... if you imagine that this is the time for joking..."

Le chef de la Sûreté s’approcha de la fenêtre et fit un signe à deux hommes qui se promenaient en devisant tout tranquillement dans la cour d’honneur du ministère.

The chief detective went to the window and beckoned to two men who were walking round the courtyard.

Puis il revint.

Then he returned:

— Monsieur le procureur général, ayez l’obligeance de signer un mandat d’arrêt au nom de Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, âgé de quarante-sept ans. Vous laisserez la profession en blanc.

"Mr. Attorney-General, would you have the kindness to sign a warrant for the arrest of Auguste Maximin Philippe Daileron, aged forty-seven? You might leave the profession open."

Il ouvrit la porte d’entrée.

He went to the door:

— Tu peux venir, Gourel… toi aussi, Dieuzy.

"Come in, Gourel. You, too, Dieuzy."

Gourel se présenta, escorté de l’inspecteur Dieuzy.

Gourel entered, accompanied by Inspector Dieuzy.

— Tu as les menottes, Gourel ?

"Have you the handcuffs, Gourel?"

— Oui, chef.

"Yes, chief."

M. Lenormand s’avança vers Valenglay.

M. Lenormand went up to Valenglay:

— Monsieur le Président, tout est prêt. Mais j’insiste auprès de vous de la façon la plus pressante pour que vous renonciez à cette arrestation. Elle dérange tous mes plans ; elle peut les faire avorter, et, pour une satisfaction, somme toute minime, elle risque de tout compromettre.

"Monsieur le President, everything is ready. But I entreat you most urgently to forego this arrest. It upsets all my plans; it may render them abortive; and, for the sake of what, after all, is a very trifling satisfaction, it exposes us to the risk of jeopardizing the whole business."

— Monsieur Lenormand, je vous ferai remarquer que vous n’avez plus que quatre-vingts secondes.

"M. Lenormand, let me remark that you have only eighty seconds left."

Le chef réprima un geste d’agacement, arpenta la pièce de droite et de gauche, en s’appuyant sur sa canne, s’assit d’un air furieux, comme s’il décidait de se taire, puis soudain, prenant son parti :

The chief suppressed a gesture of annoyance, strode across the room and, leaning on his stick, sat down angrily, as though he had decided not to speak. Then, suddenly making up his mind:

— Monsieur le Président, la première personne qui entrera dans ce bureau sera celle dont vous avez voulu l’arrestation… contre mon gré, je tiens à bien le spécifier.

"Monsieur le President, the first person who enters this room will be the man whose arrest you asked for... against my wish, as I insist on pointing out to you."

— Plus que quinze secondes, Lenormand.

"Fifteen seconds, Lenormand!"

— Gourel… Dieuzy… la première personne, n’est-ce pas ? Monsieur le procureur général, vous avez mis votre signature ?

"Gourel... Dieuzy... the first person, do you understand?... Mr. Attorney, have you signed the warrant?"

— Plus que dix secondes, Lenormand.

"Ten seconds, Lenormand!"

— Monsieur le Président, voulez-vous avoir l’obligeance de sonner ?

"Monsieur le President, would you be so good as to ring the bell?"

Valenglay sonna.

Valenglay rang.

L’huissier se présenta au seuil de la porte et attendit.

The messenger appeared in the doorway and waited.

Valenglay se tourna vers le chef.

Valenglay turned to the chief:

— Eh bien, Lenormand, on attend vos ordres… Qui doit-on introduire ?

"Well, Lenormand, he's waiting for your orders. Whom is he to show in?"

— Personne.

"No one."

— Mais ce coquin dont vous nous avez promis l’arrestation ? Les six minutes sont largement écoulées.

"But the rogue whose arrest you promised us? The six minutes are more than past."

— Oui, mais le coquin est ici.

"Yes, but the rogue is here!"

— Comment ? Je ne comprends pas… personne n’est entré.

"Here? I don't understand. No one has entered the room!"

— Si.

"I beg your pardon."

— Ah ça !… Mais… voyons… Lenormand, vous vous moquez de moi… Je vous répète qu’il n’est entré personne.

"Oh, I say.... Look here, Lenormand, you're making fun of us. I tell you again that no one has entered the room."

— Nous étions quatre dans ce bureau, monsieur le Président, nous sommes cinq. Par conséquent, il est entré quelqu’un.

"There were six of us in this room, Monsieur le President; there are seven now. Consequently, some one has entered the room."

Valenglay sursauta.

Valenglay started:

— Hein ? C’est de la folie !… que voulez-vous dire…

"Eh! But this is madness!... What! You mean to say..."

Les deux agents s’étaient glissés entre la porte et l’huissier. M. Lenormand s’approcha de celui-ci, lui plaqua les mains sur l’épaule, et d’une voix forte :

The two detectives had slipped between the messenger and the door. M. Lenormand walked up to the messenger, clapped his hand on his shoulder and, in a loud voice:

— Au nom de la loi, Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, chef des huissiers à la Présidence du Conseil, je vous arrête.

"In the name of the law, Auguste Maximin Philippe Daileron, chief messenger at the Ministry of the Interior, I arrest you."

Valenglay éclata de rire :

Valenglay burst out laughing.

— Ah ! elle est bonne… Celle-là est bonne… Ce sacré Lenormand, il en a de drôles ! Bravo, Lenormand, il y a longtemps que je n’avais ri comme ça…

"Oh, what a joke! What a joke! That infernal Lenormand! Of all the first-rate notions! Well done, Lenormand! It's long since I enjoyed so good a laugh."

M. Lenormand se tourna vers le procureur général :

M. Lenormand turned to the attorney-general:

— Monsieur le procureur général, n’oubliez pas de mettre sur le mandat la profession du sieur Daileron, n’est-ce pas ? chef des huissiers à la Présidence du Conseil…

"Mr. Attorney, you won't forget to fill in Master Daileron's profession on the warrant, will you? Chief messenger at the Ministry of the Interior."

— Mais oui… mais oui… chef des huissiers à… la Présidence du Conseil… bégaya Valenglay qui se tenait les côtes… Ah ! ce bon Lenormand a des trouvailles de génie… Le public réclamait une arrestation… Vlan, il lui flanque par la tête, qui ? Mon chef des huissiers… Auguste… le serviteur modèle… Eh bien, vrai, Lenormand, je vous savais une certaine dose de fantaisie, mais pas à ce point-là, mon cher !… Quel culot !

"Oh, good!... Oh, capital!... Chief messenger at the Ministry of the Interior!" spluttered Valenglay, holding his sides. "Oh, this wonderful Lenormand gets hold of ideas that would never occur to anybody else! The public is clamoring for an arrest.... Whoosh, he flings at its head my chief messenger... Auguste... the model servant! Well, Lenormand, my dear fellow, I knew you had a certain gift of imagination, but I never suspected that it would go so far as this! The impertinence of it!"

Depuis le début de la scène, Auguste n’avait pas bougé et semblait ne rien comprendre à ce qui se passait autour de lui. Sa bonne figure de subalterne loyal et fidèle avait un air absolument ahuri. Il regardait tour à tour ses interlocuteurs avec un effort visible pour saisir le sens de leurs paroles.

From the commencement of this scene, Auguste had not stirred a limb and seemed to understand nothing of what was going on around him. His face, the typical face of a good, loyal, faithful serving-man, seemed absolutely bewildered. He looked at the gentlemen turn and turn about, with a visible effort to catch the meaning of their words.

M. Lenormand dit quelques mots à Gourel qui sortit. Puis, s’avançant vers Auguste, il prononça nettement :

M. Lenormand said a few words to Gourel, who went out. Then, going up to Auguste and speaking with great decision, he said:

— Rien à faire. Tu es pincé. Le mieux est d’abattre son jeu quand la partie est perdue. Qu’est-ce que tu as fait, mardi ?

"There's no way out of it. You're caught. The best thing to do, when the game is lost, is to throw down your cards. What were you doing on Tuesday?"

— Moi ? rien. J’étais ici.

"I? Nothing. I was here."

— Tu mens. C’était ton jour de congé. Tu es sorti.

"You lie. You were off duty. You went out for the day."

— En effet… je me rappelle… un ami de province qui est venu… nous nous sommes promenés au Bois.

"Oh, yes... I remember... I had a friend to see me from the country.... We went for a walk in the Bois."

— L’ami s’appelait Marco. Et vous vous êtes promenés dans les caves du Crédit Lyonnais.

"Your friend's name was Marco. And you went for a walk in the cellars of the Credit Lyonnais."

— Moi ! en voilà une idée !… Marco ?… Je ne connais personne de ce nom-là.

"I? What an idea!... Marco!... I don't know any one by that name."

— Et ça, connais-tu ça ? s’écria le chef en lui mettant sous le nez une paire de lunettes à branches d’or.

"And these? Do you know these?" cried the chief, thrusting a pair of gold-rimmed spectacles under his nose.

— Mais non… mais non… je ne porte pas de lunettes…

"No... certainly not.... I don't wear spectacles...."

— Si, tu en portes quand tu vas au Crédit Lyonnais et que tu te fais passer pour M. Kesselbach. Celles-là viennent de la chambre que tu occupes, sous le nom de M. Jérôme, au numéro 5 de la rue du Colisée.

"Yes, you do; you wear them when you go to the Credit Lyonnais and when you pass yourself off as Mr. Kesselbach. These come from your room, the room which you occupy, under the name of M. Jerome, at No. 50 Rue du Colisee."

— Moi, une chambre ? Je couche au ministère.

"My room? My room? I sleep here, at the office."

— Mais tu changes de vêtements là-bas, pour jouer tes rôles dans la bande de Lupin.

"But you change your clothes over there, to play your parts in Lupin's gang."

L’autre passa la main sur son front couvert de sueur. Il était livide, il balbutia :

— Je ne comprends pas… vous dites des choses… des choses…

— T’en faut-il une que tu comprennes mieux ? Tiens, voilà ce qu’on trouve parmi les chiffons de papier que tu jettes à la corbeille, sous ton bureau de l’antichambre, ici même.

Et M. Lenormand déplia une feuille de papier à en-tête du ministère, où on lisait à divers endroits, tracés d’une écriture qui tâtonne : Rudolph Kesselbach.

— Eh bien, qu’en dis-tu de celle-là, brave serviteur ? des exercices d’application sur la signature de M. Kesselbach, est-ce une preuve ?

Un coup de poing en pleine poitrine fit chanceler M. Lenormand. D’un bond, Auguste fut devant la fenêtre ouverte, enjamba l’appui et sauta dans la cour d’honneur.

A blow in the chest made him stagger back. Auguste reached the window at a bound, climbed over the balcony and jumped into the courtyard.

— Nom d’un chien ! cria Valenglay… Ah ! le bandit.

"Dash it all!" shouted Valenglay. "The scoundrel!"

Il sonna, courut, voulut appeler par la fenêtre. M. Lenormand lui dit avec le plus grand calme :

He rang the bell, ran to the window, wanted to call out. M. Lenormand, with the greatest calm, said:

— Ne vous agitez pas, monsieur le Président…

"Don't excite yourself, Monsieur le President..."

— Mais cette canaille d’Auguste…

"But that blackguard of an Auguste..."

— Une seconde, je vous en prie… j’avais prévu ce dénouement… je l’escomptais même… il n’est pas de meilleur aveu.

"One second, please.... I foresaw this ending... in fact, I allowed for it.... It's the best confession we could have...."

Dominé par tant de sang-froid, Valenglay reprit sa place. Au bout d’un instant, Gourel faisait son entrée en tenant par le collet le sieur Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, dit Jérôme, chef des huissiers à la Présidence du Conseil.

Yielding in the presence of this coolness, Valenglay resumed his seat. In a moment, Gourel entered, with his hand on the collar of Master Auguste Maximin Philippe Daileron, alias Jerome, chief messenger at the Ministry of the Interior.

— Amène, Gourel, dit M. Lenormand, comme on dit : « Apporte ! » au bon chien de chasse qui revient avec le gibier en travers de sa gueule… Il s’est laissé faire ?

"Bring him, Gourel!" said M. Lenormand, as who should say, "Fetch it! Bring it!" to a good retriever carrying the game in its jaws. "Did he come quietly?"

— Il a un peu mordu, mais je serrais dur, répliqua le brigadier, en montrant sa main énorme et noueuse.

"He bit me a little, but I held tight," replied the sergeant, showing his huge, sinewy hand.

— Bien, Gourel. Maintenant, mène-moi ce bonhomme-là au Dépôt, dans un fiacre. Sans adieu, monsieur Jérôme.

"Very well, Gourel. And now take this chap off to the Depot in a cab. Good-bye for the present, M. Jerome."

Valenglay s’amusait beaucoup. Il se frottait les mains en riant. L’idée que le chef de ses huissiers était un des complices de Lupin lui semblait la plus charmante et la plus ironique des aventures.

Valenglay was immensely amused. He rubbed his hands and laughed. The idea that his chief messenger was one of Lupin's accomplices struck him as a most delightfully ludicrous thing.

— Bravo, mon cher Lenormand, tout cela est admirable, mais comment diable avez-vous manœuvré ?

"Well done, my dear Lenormand; this is wonderful! But how on earth did you manage it?"

— Oh ! de la façon la plus simple. Je savais que M. Kesselbach s’était adressé à l’agence Barbareux, et que Lupin s’était présenté chez lui soi-disant de la part de cette agence. J’ai cherché de ce côté-là, et j’ai découvert que l’indiscrétion commise au préjudice de M. Kesselbach et de Barbareux n’avait pu l’être qu’au profit d’un nommé Jérôme, ami d’un employé de l’agence. Si vous ne m’aviez pas ordonné de brusquer les choses, je surveillais l’huissier, et j’arrivais à Marco, puis à Lupin.

"Oh, in the simplest possible fashion. I knew that Mr. Kesselbach was employing the Barbareux agency and that Lupin had called on him, pretending to come from the agency. I hunted in that direction and discovered that, when the indiscretion was committed to the prejudice of Mr. Kesselbach and of Barbareux, it could only have been to the advantage of one Jerome, a friend of one of the clerks at the agency. If you had not ordered me to hustle things, I should have watched the messenger and caught Marco and then Lupin."

— Vous y arriverez, Lenormand, je vous réponds que vous y arriverez. Et nous allons assister au spectacle le plus passionnant du monde, la lutte entre Lupin et vous. Je parie pour vous.

"You'll catch them, Lenormand, you'll catch them, I assure you. And we shall be assisting at the most exciting spectacle in the world: the struggle between Lupin and yourself. I shall bet on you."

*****

Le lendemain matin, les journaux publiaient cette lettre :

The next morning the newspapers published the following letter:

« Lettre ouverte à M. Lenormand, chef de la Sûreté.

"Open Letter to M. Lenormand, Chief of the Detective-service.

« Tous mes compliments, cher monsieur et ami, pour l’arrestation de l’huissier Jérôme. Ce fut de la bonne besogne, bien faite et digne de vous.

"All my congratulations, dear sir and dear friend, on your arrest of Jerome the messenger. It was a smart piece of work, well executed and worthy of you.

« Toutes mes félicitations également pour la façon ingénieuse avec laquelle vous avez prouvé au président du Conseil que je n’étais pas l’assassin de M. Kesselbach. Votre démonstration fut claire, logique, irréfutable, et, qui plus est, véridique. Comme vous le savez, je ne tue pas. Merci de l’avoir établi en cette occasion. L’estime de mes contemporains et la vôtre, cher monsieur et ami, me sont indispensables.

"All my compliments, also, on the ingenious manner in which you proved to the prime minister that I was not Mr. Kesselbach's murderer. Your demonstration was clear, logical, irrefutable and, what is more, truthful. As you know, I do not kill people. Thank you for proving it on this occasion. The esteem of my contemporaries and of yourself, dear sir and dear friend, are indispensable to my happiness.

« En revanche, permettez-moi de vous assister dans la poursuite du monstrueux assassin et de vous donner un coup d’épaule dans l’affaire Kesselbach. Affaire très intéressante, vous pouvez m’en croire, si intéressante et si digne de mon attention que je sors de la retraite où je vivais depuis quatre ans, entre mes livres et mon bon chien Sherlock, que je bats le rappel de tous mes camarades, et que je me jette de nouveau dans la mêlée.

"In return, allow me to assist you in the pursuit of the monstrous assassin and to give you a hand with the Kesselbach case, a very interesting case, believe me: so interesting and so worthy of my attention that I have determined to issue from the retirement in which I have been living for the past four years, between my books and my good dog Sherlock, to beat all my comrades to arms and to throw myself once more into the fray.

« Comme la vie a des retours imprévus ! Me voici votre collaborateur. Soyez sûr, cher monsieur et ami, que je m’en félicite, et que j’apprécie à son juste prix cette faveur de la destinée.

« Signé : Arsène Lupin. »

"What unexpected turns life sometimes takes! Here am I, your fellow-worker! Let me assure you, dear sir and dear friend, that I congratulate myself upon it, and that I appreciate this favor of destiny at its true value.

"Arsene Lupin.

« Post-scriptum. – Un mot encore pour lequel je ne doute pas que vous m’approuviez. Comme il est inconvenant qu’un gentleman, qui eut le glorieux privilège de combattre sous ma bannière, pourrisse sur la paille humide de vos prisons, je crois devoir loyalement vous prévenir que, dans cinq semaines, le vendredi le 31 mai, je mettrai en liberté le sieur Jérôme, promu par moi au grade de chef des huissiers à la Présidence du Conseil. N’oubliez pas la date : le vendredi 31 mai. – A. L. »

"P.S. — One word more, of which I feel sure that you will approve. As it is not right and proper that a gentleman who has had the glorious privilege of fighting under my banner should languish on the straw of your prisons, I feel it my duty to give you fair warning that, in five weeks' time, on Friday, the 31st of May, I shall set at liberty Master Jerome, promoted by me to the rank of chief messenger at the Ministry of the Interior. Don't forget the date: Friday, the 31st of May.

"A.L."