Guerre et Paix

War and Peace

de Léon Tolstoï

by Leo Tolstoy

Traduction par Irène Paskévitch

translated by Louise and Aylmer Maude

Première Partie
Chapitre XXVIII

Book One
Chapter 28

On était au lendemain et le prince André partait dans la soirée. Quant au vieux prince, il n’avait rien changé à ses habitudes et s’était retiré chez lui après le dîner. Sa belle-fille était chez la princesse Marie, pendant que son fils, après avoir ôté son uniforme et mis une redingote sans épaulettes, faisait ses derniers préparatifs de départ avec l’aide de son valet de chambre. Il visita lui-même avec soin sa calèche de voyage, ses valises, et donna l’ordre d’atteler. Il ne restait plus dans sa chambre que les menus objets qui le suivaient partout : une cassette, une cantine en argent, deux pistolets et un sabre turc, que son père avait rapportés de l’assaut d’Otchakow et dont il lui avait fait cadeau ; tout était rangé dans le plus grand ordre, nettoyé, remis à neuf, et placé dans des fourreaux de drap solidement attachés.

Prince Andrew was to leave next evening. The old prince, not altering his routine, retired as usual after dinner. The little princess was in her sister-in-law’s room. Prince Andrew in a traveling coat without epaulettes had been packing with his valet in the rooms assigned to him. After inspecting the carriage himself and seeing the trunks put in, he ordered the horses to be harnessed. Only those things he always kept with him remained in his room; a small box, a large canteen fitted with silver plate, two Turkish pistols and a saber—a present from his father who had brought it from the siege of Ochákov. All these traveling effects of Prince Andrew’s were in very good order: new, clean, and in cloth covers carefully tied with tapes.

Pour peu qu’on soit enclin à la réflexion, on est presque toujours dans une disposition d’esprit sérieuse au moment d’un départ ou d’un changement d’existence : on jette un coup d’œil en arrière et l’on fait des plans pour l’avenir. Le prince André était soucieux et attendri : il marchait de long en large, les mains croisées derrière le dos, regardant sans voir et hochant la tête d’un air absorbé. Craignait-il l’issue de la guerre, ou regrettait-il sa femme ? L’un et l’autre peut-être ; mais il était évident qu’il ne tenait pas à être surpris dans ces dispositions, car, à un bruit de pas qui se fit entendre dans la pièce voisine, il s’approcha vivement de la table, dégagea ses mains et fit semblant de ranger sa cassette, pendant que sa figure reprenait son expression habituelle de calme impénétrable.

When starting on a journey or changing their mode of life, men capable of reflection are generally in a serious frame of mind. At such moments one reviews the past and plans for the future. Prince Andrew’s face looked very thoughtful and tender. With his hands behind him he paced briskly from corner to corner of the room, looking straight before him and thoughtfully shaking his head. Did he fear going to the war, or was he sad at leaving his wife?—perhaps both, but evidently he did not wish to be seen in that mood, for hearing footsteps in the passage he hurriedly unclasped his hands, stopped at a table as if tying the cover of the small box, and assumed his usual tranquil and impenetrable expression. It was the heavy tread of Princess Mary that he heard.

La princesse Marie entra en courant, et toute hors d’haleine : « On m’a dit que tu avais fait atteler, et moi qui désirais causer seule avec toi… car Dieu sait pour combien de temps nous allons nous séparer… Cela ne t’ennuie pas au moins que je sois venue ?… Tu es bien changé, Andrioucha, » ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa question.

“I hear you have given orders to harness,” she cried, panting (she had apparently been running), “and I did so wish to have another talk with you alone! God knows how long we may again be parted. You are not angry with me for coming? You have changed so, Andrúsha,” she added, as if to explain such a question.

Elle n’avait pu s’empêcher de sourire en l’appelant ainsi, car il lui paraissait étrange que ce beau garçon, dont l’extérieur était si sévère, fût l’Andrioucha de ses jeux, le petit gamin efflanqué et polisson de son enfance.

She smiled as she uttered his pet name, “Andrúsha.” It was obviously strange to her to think that this stern handsome man should be Andrúsha—the slender mischievous boy who had been her playfellow in childhood.

« Où est Lise ? dit-il en répondant à la question de sa sœur par un sourire.

“And where is Lise?” he asked, answering her question only by a smile.

– Elle s’est endormie de fatigue sur mon canapé ! Ah ! André, quel trésor de femme vous avez là !… Une véritable enfant, gaie, vive : aussi je l’aime bien. »

“She was so tired that she has fallen asleep on the sofa in my room. Oh, Andrew! What a treasure of a wife you have,” said she, sitting down on the sofa, facing her brother. “She is quite a child: such a dear, merry child. I have grown so fond of her.”

Le prince André s’était assis à côté de sa sœur et gardait le silence ; un sourire ironique se jouait sur ses lèvres, elle le remarqua et reprit :

Prince Andrew was silent, but the princess noticed the ironical and contemptuous look that showed itself on his face.

« Il faut être indulgent pour ses petites faiblesses… Qui n’en a pas ? Elle a été élevée dans le monde : sa position actuelle est très difficile… il faut se mettre à la place de chacun : tout comprendre, c’est tout pardonner. Tu avoueras qu’il est bien dur pour elle, dans l’état où elle se trouve, de se séparer de son mari et de rester seule à la campagne… oui, c’est très dur d’être obligée de rompre ainsi avec ses habitudes passées. »

“One must be indulgent to little weaknesses; who is free from them, Andrew? Don’t forget that she has grown up and been educated in society, and so her position now is not a rosy one. We should enter into everyone’s situation. Tout comprendre, c’est tout pardonner.[1] Think what it must be for her, poor thing, after what she has been used to, to be parted from her husband and be left alone in the country, in her condition! It’s very hard.”

Le prince André l’écoutait comme on écoute les personnes que l’on connaît à fond.

Prince Andrew smiled as he looked at his sister, as we smile at those we think we thoroughly understand.

« Mais toi, tu vis bien à la campagne ?… Tu trouves donc cette existence bien difficile à supporter ?

“You live in the country and don’t think the life terrible,” he replied.

– Oh ! moi, c’est tout différent. Je ne connais rien, et je ne puis désirer une autre existence ; mais, pour une jeune femme habituée à la vie du monde, enterrer ses plus belles années dans cette solitude, car, tu le sais, mon père est toujours occupé, et moi… et moi ? Quelle ressource puis-je être pour elle ?… Elle a toujours vécu dans la meilleure société… il ne lui reste donc que Mlle Bourrienne…

“I… that’s different. Why speak of me? I don’t want any other life, and can’t, for I know no other. But think, Andrew: for a young society woman to be buried in the country during the best years of her life, all alone—for Papa is always busy, and I… well, you know what poor resources I have for entertaining a woman used to the best society. There is only Mademoiselle Bourienne….”

– Elle me déplaît, votre Bourrienne !

“I don’t like your Mademoiselle Bourienne at all,” said Prince Andrew.

– Oh ! je t’assure qu’elle est très bonne, très gentille et surtout très malheureuse !… Elle n’a personne au monde… À dire vrai, elle me gêne plus qu’elle ne m’est utile ; j’ai toujours été un véritable sauvageon et je préfère être seule !… Mon père l’aime, il est toujours bon pour elle et pour Michel Ivanovitch, car il est leur bienfaiteur, et comme dit Sterne : « On aime les gens en raison du bien qu’on leur fait et non du bien qu’ils nous font »… Mon père l’a recueillie orpheline, sur le pavé, et elle est vraiment bonne !… Sa façon de lire lui plaît, et tous les soirs elle lui fait sa lecture.

“No? She is very nice and kind and, above all, she’s much to be pitied. She has no one, no one. To tell the truth, I don’t need her, and she’s even in my way. You know I always was a savage, and now am even more so. I like being alone…. Father likes her very much. She and Michael Ivánovich are the two people to whom he is always gentle and kind, because he has been a benefactor to them both. As Sterne says: ‘We don’t love people so much for the good they have done us, as for the good we have done them.’ Father took her when she was homeless after losing her own father. She is very good-natured, and my father likes her way of reading. She reads to him in the evenings and reads splendidly.”

– Voyons, Marie, dis-moi franchement, tu dois bien souffrir parfois du caractère de notre père ? »

“To be quite frank, Mary, I expect Father’s character sometimes makes things trying for you, doesn’t it?” Prince Andrew asked suddenly.

La princesse Marie, atterrée par cette question, balbutia avec effort :

Princess Mary was first surprised and then aghast at this question.

« Moi, souffrir ?

“For me? For me?… Trying for me!…” said she.

– Il a toujours été dur, mais maintenant il doit être terriblement difficile à vivre, continua le prince André pour éprouver sa sœur.

“He always was rather harsh; and now I should think he’s getting very trying,” said Prince Andrew, apparently speaking lightly of their father in order to puzzle or test his sister.

– Tu es bon, André, très bon, mais tu pèches par orgueil, reprit-elle, comme si elle eût répondu à ses propres pensées, et c’est très mal ! Comment peux-tu te permettre un pareil jugement et supposer que notre père puisse inspirer autre chose que la vénération ? Je suis heureuse et satisfaite auprès de lui, et je regrette que ce bonheur ne soit pas partagé par tout le monde. »

“You are good in every way, Andrew, but you have a kind of intellectual pride,” said the princess, following the train of her own thoughts rather than the trend of the conversation—“and that’s a great sin. How can one judge Father? But even if one might, what feeling except veneration could such a man as my father evoke? And I am so contented and happy with him. I only wish you were all as happy as I am.”

Son frère secoua la tête avec incrédulité.

Her brother shook his head incredulously.

« Une seule chose, à te parler franchement, m’inquiète et me tourmente : ce sont ses opinions en matière religieuse. Je ne puis comprendre qu’un homme aussi intelligent puisse s’égarer et s’aveugler au point de discuter sur des questions claires comme le jour. Voilà bien véritablement mon seul chagrin ! Du reste il me semble, depuis quelque temps, voir en lui un léger progrès : ses plaisanteries sont moins mordantes, il a même consenti à recevoir la visite d’un moine, avec lequel il s’est longuement entretenu.

“The only thing that is hard for me… I will tell you the truth, Andrew… is Father’s way of treating religious subjects. I don’t understand how a man of his immense intellect can fail to see what is as clear as day, and can go so far astray. That is the only thing that makes me unhappy. But even in this I can see lately a shade of improvement. His satire has been less bitter of late, and there was a monk he received and had a long talk with.”

– Oh ! oh ! je crains bien qu’avec lui, sur ce point, toi et le moine vous ne perdiez votre latin.

“Ah! my dear, I am afraid you and your monk are wasting your powder,” said Prince Andrew banteringly yet tenderly.

– Ah ! mon ami, je prie Dieu de toute mon âme et j’espère qu’il m’entendra… André, ajouta-t-elle timidement, j’ai une prière à t’adresser !

“Ah! mon ami, I only pray, and hope that God will hear me. Andrew…” she said timidly after a moment’s silence, “I have a great favor to ask of you.”

– Que puis-je faire pour toi ?

“What is it, dear?”

– Promets-moi de ne point la rejeter, cela ne te causera aucune peine : ce n’est rien, crois-le bien, qui soit indigne de toi, et ce sera pour moi une grande consolation. Promets-le-moi, Andrioucha, et, plongeant la main dans son sac, elle en retira un objet, qu’elle tint caché, comme si elle n’osait le présenter à son frère avant d’en avoir reçu une bonne et formelle réponse.

“No—promise that you will not refuse! It will give you no trouble and is nothing unworthy of you, but it will comfort me. Promise, Andrúsha!…” said she, putting her hand in her reticule but not yet taking out what she was holding inside it, as if what she held were the subject of her request and must not be shown before the request was granted.

She looked timidly at her brother.

– Dussé-je même faire un grand sacrifice, je…

“Even if it were a great deal of trouble…” answered Prince Andrew, as if guessing what it was about.

– Tu n’as qu’à en penser ce qu’il te plaira. Tu es tout juste comme mon père, mais peu m’importe ; promets-le-moi, je t’en prie ; notre grand-père l’a déjà portée pendant les guerres qu’il a faites, et tu la porteras aussi, n’est-ce pas ?

“Think what you please! I know you are just like Father. Think as you please, but do this for my sake! Please do! Father’s father, our grandfather, wore it in all his wars.” (She still did not take out what she was holding in her reticule.) “So you promise?”

– Mais de quoi s’agit-il donc ?

“Of course. What is it?”

– André, je te bénis avec cette petite image, et tu vas me promettre de ne jamais l’ôter de ton cou.

“Andrew, I bless you with this icon and you must promise me you will never take it off. Do you promise?”

– Uniquement pour te faire plaisir, et si elle n’est pas d’un poids à me le rompre », répliqua le prince André ; mais l’expression chagrine que prit la figure de sa sœur, à cette mauvaise plaisanterie, le fit changer de ton : « Certainement, mon amie, je la reçois avec plaisir.

“If it does not weigh a hundredweight and won’t break my neck… To please you…” said Prince Andrew. But immediately, noticing the pained expression his joke had brought to his sister’s face, he repented and added: “I am glad; really, dear, I am very glad.”

– Il vaincra ta résistance, Il te sauvera, Il te pardonnera, et Il t’amènera à Lui, car Lui seul est la vérité et la paix, » dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, en élevant au-dessus de la tête de son frère, d’un geste solennel et recueilli, une vieille image noircie par le temps. La sainte image, de forme ovale, représentait le Sauveur. Elle était enchâssée d’argent et suspendue à une petite chaîne du même métal. Après s’être signée, elle la baisa et la lui présenta : « Fais-le pour moi, je t’en prie ! »

“Against your will He will save and have mercy on you and bring you to Himself, for in Him alone is truth and peace,” said she in a voice trembling with emotion, solemnly holding up in both hands before her brother a small, oval, antique, dark-faced icon of the Saviour in a gold setting, on a finely wrought silver chain.

She crossed herself, kissed the icon, and handed it to Andrew.

“Please, Andrew, for my sake!…”

Ses beaux yeux brillaient d’un doux et tendre éclat, son visage pâle et maladif en était comme transfiguré. Son frère étendit la main pour prendre l’image, mais elle l’arrêta. Il comprit et la baisa, en faisant le signe de la croix d’un air à la fois attendri et railleur.

Rays of gentle light shone from her large, timid eyes. Those eyes lit up the whole of her thin, sickly face and made it beautiful. Her brother would have taken the icon, but she stopped him. Andrew understood, crossed himself and kissed the icon. There was a look of tenderness, for he was touched, but also a gleam of irony on his face.

« Merci, mon ami, dit-elle en l’embrassant et en reprenant sa place à ses côtés. Sois bon et généreux, André, ne juge pas Lise avec sévérité… Elle est bonne, gentille, et sa position est très pénible.

– Mais il me semble, Marie, que je n’ai jamais rien reproché à ma femme, ni témoigné aucun mécontentement. Pourquoi toutes ces recommandations ? »

“Thank you, my dear.” She kissed him on the forehead and sat down again on the sofa. They were silent for a while.

“As I was saying to you, Andrew, be kind and generous as you always used to be. Don’t judge Lise harshly,” she began. “She is so sweet, so good-natured, and her position now is a very hard one.”

“I do not think I have complained of my wife to you, Másha, or blamed her. Why do you say all this to me?”

Elle rougit, et se tut, confuse et interdite.

Red patches appeared on Princess Mary’s face and she was silent as if she felt guilty.

« Mettons que je ne t’ai rien dit, mais je vois que d’autres ont parlé, et cela m’afflige. »

“I have said nothing to you, but you have already been talked to. And I am sorry for that,” he went on.

Sa figure et son cou se marbraient de taches rouges, et elle faisait d’inutiles efforts pour lui répondre, car son frère avait deviné juste.

La petite princesse avait en effet beaucoup pleuré en lui confiant ses craintes : elle était sûre de mourir en couches, disait-elle, et se trouvait bien à plaindre… elle en voulait au sort, à son beau-père, à son mari. Puis, cette crise de larmes l’ayant épuisée, elle s’était endormie de fatigue.

Le prince André eut pitié de sa sœur.

The patches grew deeper on her forehead, neck, and cheeks. She tried to say something but could not. Her brother had guessed right: the little princess had been crying after dinner and had spoken of her forebodings about her confinement, and how she dreaded it, and had complained of her fate, her father-in-law, and her husband. After crying she had fallen asleep. Prince Andrew felt sorry for his sister.

« Écoute, Marie : je n’ai jamais rien reproché à ma femme, je ne l’ai jamais fait et ne le ferai jamais. Je n’ai également aucun tort envers elle, et je tâcherai de n’en jamais avoir… Mais si tu tiens à savoir la vérité, à savoir si je suis heureux… Eh bien ! non, je ne le suis pas. Elle, non plus, n’est pas heureuse !… Pourquoi cela ? je l’ignore. »

“Know this, Másha: I can’t reproach, have not reproached, and never shall reproach my wife with anything, and I cannot reproach myself with anything in regard to her; and that always will be so in whatever circumstances I may be placed. But if you want to know the truth… if you want to know whether I am happy? No! Is she happy? No! But why this is so I don’t know…”

En achevant ces mots, il se pencha et embrassa sa sœur, mais sans voir le doux rayonnement de son regard, car ses yeux s’étaient arrêtés sur la porte entre-bâillée.

As he said this he rose, went to his sister, and, stooping, kissed her forehead. His fine eyes lit up with a thoughtful, kindly, and unaccustomed brightness, but he was looking not at his sister but over her head toward the darkness of the open doorway.

« Allons la retrouver, Marie, il faut lui dire adieu ; ou plutôt vas-y d’abord et réveille-la, je vais venir… Pétroucha ! dit-il, en appelant son valet de chambre : viens ici, emporte-moi tous ces objets : tu mettras ceci à ma droite, et cela sous le siège. »

“Let us go to her, I must say good-by. Or—go and wake and I’ll come in a moment. Petrúshka!” he called to his valet: “Come here, take these away. Put this on the seat and this to the right.”

La princesse Marie se leva et s’arrêta à mi-chemin :

« André, si vous aviez la foi, vous vous seriez adressé à Dieu, pour lui demander l’amour que vous ne ressentez pas, et votre vœu aurait été exaucé !

Princess Mary rose and moved to the door, then stopped and said: “Andrew, if you had faith you would have turned to God and asked Him to give you the love you do not feel, and your prayer would have been answered.”

– Ah oui ! comme cela, peut-être bien !… Va, Marie, je te rejoins. »

“Well, maybe!” said Prince Andrew. “Go, Másha; I’ll come immediately.”

Peu d’instants après, le prince André traversait la galerie qui réunissait l’aile du château au corps de logis, et il y rencontra la jolie et sémillante Mlle Bourrienne ; c’était la troisième fois de la journée qu’elle se trouvait sur son chemin.

On the way to his sister’s room, in the passage which connected one wing with the other, Prince Andrew met Mademoiselle Bourienne smiling sweetly. It was the third time that day that, with an ecstatic and artless smile, she had met him in secluded passages.

« Ah ! je vous croyais chez vous ? » dit-elle en rougissant et en baissant les yeux.

“Oh! I thought you were in your room,” she said, for some reason blushing and dropping her eyes.

Le visage du prince André prit une expression de vive irritation et pour toute réponse il lui lança un regard empreint d’un tel mépris, qu’elle s’arrêta interdite et disparut aussitôt. En approchant de la chambre de sa sœur, il entendit la voix enjouée de sa femme qui s’était réveillée, et bavardait comme si elle avait à rattraper le temps perdu.

Prince Andrew looked sternly at her and an expression of anger suddenly came over his face. He said nothing to her but looked at her forehead and hair, without looking at her eyes, with such contempt that the Frenchwoman blushed and went away without a word. When he reached his sister’s room his wife was already awake and her merry voice, hurrying one word after another, came through the open door. She was speaking as usual in French, and as if after long self-restraint she wished to make up for lost time.

« Vous figurez-vous, Marie, disait-elle en riant aux éclats, la vieille comtesse Zoubow avec ses fausses boucles et la bouche pleine de fausses dents, comme si elle voulait défier les années… ah ! ah ! ah ! »

“No, but imagine the old Countess Zúbova,[2] with false curls and her mouth full of false teeth, as if she were trying to cheat old age…. Ha, ha, ha! Mary!”

C’était bien la cinquième fois que le prince André lui entendait répéter les mêmes plaisanteries. Il entra doucement et la trouva toute reposée, les joues fraîches, travaillant à l’aiguille et commodément assise dans une grande bergère, racontant à bâtons rompus ses petites anecdotes sur Pétersbourg. Il lui passa affectueusement la main sur les cheveux, en lui demandant si elle se sentait mieux.

« Oui, oui, » dit-elle, en se hâtant de reprendre l’inépuisable thème de ses souvenirs.

This very sentence about Countess Zúbova and this same laugh Prince Andrew had already heard from his wife in the presence of others some five times. He entered the room softly. The little princess, plump and rosy, was sitting in an easy chair with her work in her hands, talking incessantly, repeating Petersburg reminiscences and even phrases. Prince Andrew came up, stroked her hair, and asked if she felt rested after their journey. She answered him and continued her chatter.

La calèche de voyage, attelée de six chevaux, attendait devant le perron. L’obscurité impénétrable d’une nuit d’automne dérobait aux regards les objets les plus proches, et le cocher distinguait à peine le timon de la voiture, autour de laquelle les domestiques agitaient leurs lanternes ; l’intérieur de la maison était éclairé, et les immenses fenêtres de la vaste façade envoyaient au dehors des flots de lumière. La domesticité se pressait en foule dans le vestibule pour prendre congé du jeune maître, tandis que les personnes de l’entourage intime de la famille étaient réunies dans le grand salon. On attendait la sortie du prince André, que son père, désirant le voir seul, avait fait appeler dans son cabinet.

The coach with six horses was waiting at the porch. It was an autumn night, so dark that the coachman could not see the carriage pole. Servants with lanterns were bustling about in the porch. The immense house was brilliant with lights shining through its lofty windows. The domestic serfs were crowding in the hall, waiting to bid good-by to the young prince. The members of the household were all gathered in the reception hall: Michael Ivánovich, Mademoiselle Bourienne, Princess Mary, and the little princess. Prince Andrew had been called to his father’s study as the latter wished to say good-by to him alone. All were waiting for them to come out.

André, en y entrant, avait trouvé le vieux prince assis à sa table, écrivant avec ses lunettes sur le nez, et vêtu d’une robe de chambre blanche ; c’est un costume dans lequel il ne se laissait jamais surprendre, d’habitude.

Le vieux prince se retourna.

When Prince Andrew entered the study the old man in his old-age spectacles and white dressing gown, in which he received no one but his son, sat at the table writing. He glanced round.

« Tu vas partir ? lui dit-il, en se remettant à écrire.

“Going?” And he went on writing.

– Oui, je viens vous faire mes adieux.

“I’ve come to say good-by.”

– Embrasse-moi là… »

Et il lui indiqua sa joue…

« Merci ! merci !

“Kiss me here,” and he touched his cheek: “Thanks, thanks!”

– De quoi me remerciez-vous ?

“What do you thank me for?”

– De ce que tu ne restes pas en arrière, attaché aux jupons d’une femme. Le service avant tout !… merci ! »

Et il recommença à écrire d’une façon si nerveuse, que sa plume criait et crachait dans tous les sens.

« Si tu as quelque chose à me dire, dis-le, j’écoute !

“For not dilly-dallying and not hanging to a woman’s apron strings. The Service before everything. Thanks, thanks!” And he went on writing, so that his quill spluttered and squeaked. “If you have anything to say, say it. These two things can be done together,” he added.

– Ma femme… je suis confus de vous la laisser ainsi sur les bras.

“About my wife… I am ashamed as it is to leave her on your hands….”

– Que viens-tu me chanter ? dis ce qu’il faut dire !

“Why talk nonsense? Say what you want.”

– Quand le terme sera proche, envoyez à Moscou chercher un accoucheur, pour qu’il soit là… »

“When her confinement is due, send to Moscow for an accoucheur…. Let him be here….”

Le vieux prince leva sur son fils un regard surpris et sévère.

The old prince stopped writing and, as if not understanding, fixed his stern eyes on his son.

« Je sais bien que rien n’y fera, si la nature ne vient pas elle-même en aide à la science, reprit le prince André légèrement ému ; je sais que, sur des milliers de cas pareils, il ne s’en trouverait qu’un peut-être de malheureux, mais c’est son caprice à elle, et le mien aussi. On lui a fait accroire toutes sortes de choses à la suite d’un rêve.

“I know that no one can help if nature does not do her work,” said Prince Andrew, evidently confused. “I know that out of a million cases only one goes wrong, but it is her fancy and mine. They have been telling her things. She has had a dream and is frightened.”

– Hem ! hem ! murmura le vieux entre ses dents… Bien, bien, je le ferai ; puis signant son nom avec un paragraphe vigoureux : Mauvaise affaire, hein ? ajouta-t-il en souriant.

“Hm… Hm…” muttered the old prince to himself, finishing what he was writing. “I’ll do it.”

He signed with a flourish and suddenly turning to his son began to laugh.

– De quelle mauvaise affaire parlez-vous, mon père ?

“It’s a bad business, eh?”

“What is bad, Father?”

– Ta femme ! répliqua carrément le vieux, en appuyant sur ce mot.

“The wife!” said the old prince, briefly and significantly.

– Je ne vous comprends pas.

“I don’t understand!” said Prince Andrew.

– Vois-tu, mon ami, on n’y peut rien, elles sont toutes les mêmes ; on ne peut pas se démarier ; ne crains rien, je ne le dirai à personne, mais tu le sais aussi bien que moi… c’est la vérité. »

“No, it can’t be helped, lad,” said the prince. “They’re all like that; one can’t unmarry. Don’t be afraid; I won’t tell anyone, but you know it yourself.”

De sa main maigre et osseuse il saisit brusquement la main d’André et la serra, tandis que son regard perçant pénétrait jusqu’au fond de son être. Son fils répondit par un aveu muet, un soupir !

He seized his son by the hand with small bony fingers, shook it, looked straight into his son’s face with keen eyes which seemed to see through him, and again laughed his frigid laugh. The son sighed, thus admitting that his father had understood him.

Le vieux prince plia et cacheta ses lettres en un tour de main :

The old man continued to fold and seal his letter, snatching up and throwing down the wax, the seal, and the paper, with his accustomed rapidity.

« Qu’y faire ? elle est jolie ! Sois tranquille, ce sera fait, » dit-il brièvement.

“What’s to be done? She’s pretty! I will do everything. Make your mind easy,” said he in abrupt sentences while sealing his letter.

André se taisait, à la fois triste et content d’avoir été deviné.

Andrew did not speak; he was both pleased and displeased that his father understood him. The old man got up and gave the letter to his son.

« Écoute, ne t’en inquiète pas, on fera le possible ; et maintenant voici une lettre pour Michel Illarionovitch : je lui demande de t’employer aux bons endroits et de ne pas te garder trop longtemps auprès de lui. Tu lui diras que ma vieille affection se souvient toujours de lui et tu m’informeras de son accueil. Si tu en es content, fais ton devoir ; autrement, va-t’en ; le fils de Nicolas Bolkonsky ne saurait être gardé auprès de son chef par tolérance… Approche ! »

“Listen!” said he; “don’t worry about your wife: what can be done shall be. Now listen! Give this letter to Michael Ilariónovich.[3] I have written that he should make use of you in proper places and not keep you long as an adjutant: a bad position! Tell him I remember and like him. Write and tell me how he receives you. If he is all right—serve him. Nicholas Bolkónski’s son need not serve under anyone if he is in disfavor. Now come here.”

Il parlait très vite et avalait la moitié de ses mots, mais son fils le comprenait. Il le suivit au bureau, que son père ouvrit pour en retirer un gros cahier tout couvert d’une écriture serrée, mais parfaitement lisible.

He spoke so rapidly that he did not finish half his words, but his son was accustomed to understand him. He led him to the desk, raised the lid, drew out a drawer, and took out an exercise book filled with his bold, tall, close handwriting.

« Il est probable que je mourrai avant toi, ceci est un mémoire à remettre à l’Empereur après ma mort ; voici également un billet du Lombard et une lettre ; c’est le prix que je destine à celui qui écrira les campagnes de Souvorow ; tu l’enverras à l’Académie, j’y ai fait des annotations ; lis-les après moi, elles te seront utiles. »

“I shall probably die before you. So remember, these are my memoirs; hand them to the Emperor after my death. Now here is a Lombard bond and a letter; it is a premium for the man who writes a history of Suvórov’s wars. Send it to the Academy. Here are some jottings for you to read when I am gone. You will find them useful.”

André, sentant qu’il ne pouvait pas, sans une sorte d’indélicatesse, promettre à son père une longue vie, répondit simplement :

Andrew did not tell his father that he would no doubt live a long time yet. He felt that he must not say it.

« Tout sera fait selon votre désir.

“I will do it all, Father,” he said.

– Et maintenant, adieu, s’écria le vieillard en l’embrassant et en lui donnant sa main à baiser. Rappelle-toi, prince André, que si la mort te frappait, mon vieux cœur en saignerait ; et si j’apprenais, ajouta-t-il gravement en le regardant en face, que le fils de Nicolas Bolkonsky ne fait point son devoir, j’en aurais honte, sache-le bien. »

“Well, now, good-by!” He gave his son his hand to kiss, and embraced him. “Remember this, Prince Andrew, if they kill you it will hurt me, your old father…” he paused unexpectedly, and then in a querulous voice suddenly shrieked: “but if I hear that you have not behaved like a son of Nicholas Bolkónski, I shall be ashamed!”

Ces dernières paroles s’échappèrent en sifflant de sa bouche.

“You need not have said that to me, Father,” said the son with a smile.

The old man was silent.

« Vous auriez pu vous épargner la peine de me le dire, mon père, répliqua le prince André en souriant. J’ai aussi une prière à vous adresser : si je suis tué et qu’il me soit né un fils, gardez-le auprès de vous, élevez-le ici, je vous en supplie !

“I also wanted to ask you,” continued Prince Andrew, “if I’m killed and if I have a son, do not let him be taken away from you—as I said yesterday… let him grow up with you…. Please.”

– Il ne faudra donc pas le rendre à ta femme ?… »

“Not let the wife have him?” said the old man, and laughed.

Et il essaya de rire, mais un frisson nerveux agita son menton.

They stood silent, facing one another. The old man’s sharp eyes were fixed straight on his son’s. Something twitched in the lower part of the old prince’s face.

« Va-t’en, s’écria-t-il en haussant la voix, et il poussa son fils hors du cabinet.

“We’ve said good-by. Go!” he suddenly shouted in a loud, angry voice, opening his door.

– Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ? » demandèrent anxieusement les deux princesses, en voyant le vieillard apparaître dans sa robe de chambre, ses lunettes sur le nez, et sans perruque.

“What is it? What?” asked both princesses when they saw for a moment at the door Prince Andrew and the figure of the old man in a white dressing gown, spectacled and wigless, shouting in an angry voice.

Il se retira aussitôt.

Prince Andrew sighed and made no reply.

Le prince André soupira sans répondre :

“Well!” he said, turning to his wife.

« Eh bien ? dit-il à sa femme d’un ton froidement railleur, comme s’il l’invitait à jouer ses petites comédies.

And this “Well!” sounded coldly ironic, as if he were saying: “Now go through your performance.”

– André, déjà ! » et la petite princesse pâlit de crainte et d’émotion ; il l’embrassa, elle poussa un cri et s’évanouit. Soulevant sa tête penchée sur son épaule, il lui jeta un long regard et la déposa doucement dans un fauteuil.

“Andrew, already!” said the little princess, turning pale and looking with dismay at her husband.

He embraced her. She screamed and fell unconscious on his shoulder.

He cautiously released the shoulder she leaned on, looked into her face, and carefully placed her in an easy chair.

« Adieu, Marie, » dit-il tout bas à sa sœur ; leurs mains s’enlacèrent, et, la baisant au front, il sortit à pas précipités. Mlle Bourrienne frottait les tempes de la petite princesse ; la princesse Marie la soutenait et envoyait, de ses yeux voilés de pleurs, encore un dernier regard et une dernière bénédiction à son frère, tandis que le vieux prince se mouchait fréquemment et avec un tel bruit, dans son cabinet, qu’on aurait cru entendre des coups de pistolet tirés avec colère. Elle le vit tout à coup paraître sur le seuil du salon.

“Adieu, Mary,” said he gently to his sister, taking her by the hand and kissing her, and then he left the room with rapid steps.

The little princess lay in the armchair, Mademoiselle Bourienne chafing her temples. Princess Mary, supporting her sister-in-law, still looked with her beautiful eyes full of tears at the door through which Prince Andrew had gone and made the sign of the cross in his direction. From the study, like pistol shots, came the frequent sound of the old man angrily blowing his nose. Hardly had Prince Andrew gone when the study door opened quickly and the stern figure of the old man in the white dressing gown looked out.

« Il est parti !… Allons, c’est bien !… »

Et, apercevant la jeune femme évanouie, il secoua la tête d’un air fâché, et rentra brusquement chez lui, en refermant la porte avec violence.

“Gone? That’s all right!” said he; and looking angrily at the unconscious little princess, he shook his head reprovingly and slammed the door.

  1. En français dans le texte. (Note du traducteur.)
  2. En français dans le texte. (Note du traducteur.)
  3. Bailli du village. (Note du traducteur.)
  4. En français dans le texte.
  5. En français.
  6. À cette époque, les grands seigneurs avaient toujours à leur équipage quatre chevaux et un petit postillon sur l’un des deux chevaux de devant.
  7. En français dans le texte.
  8. Hors-d’œuvre et eau-de-vie servis avant le dîner. (Note du traducteur.)
  9. En hiver, les paysans russes couchent sur leur poêle, construit de façon à leur permettre de s’y étendre plusieurs à la fois. (Note du traducteur.)
  10. En français dans le texte (Note du traducteur.)
  11. En français dans le texte (Note du traducteur.)
  12. En français dans le texte (Note du traducteur.)
  1. To understand all is to forgive all.
  2. The word zub means tooth, and a pun on this is intended.—Tr.
  3. Kutúzov.