Guerre et Paix |
War and Peace |
de Léon Tolstoï |
by Leo Tolstoy |
Traduction par Irène Paskévitch |
translated by Louise and Aylmer Maude |
Première Partie
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Book One
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Lorsque Anna Mikhaïlovna et son fils avaient quitté la comtesse Rostow pour faire leur visite, ils l’avaient laissée seule, plongée dans ses réflexions et essuyant de temps en temps ses yeux pleins de larmes. Enfin elle sonna. |
After Anna Mikháylovna had driven off with her son to visit Count Cyril Vladímirovich Bezúkhov, Countess Rostóva sat for a long time all alone applying her handkerchief to her eyes. At last she rang. |
« Il me semble, ma bonne, dit-elle en s’adressant d’un ton sévère à la fille de chambre qui avait tardé à répondre à l’appel, que vous ne voulez pas faire votre service ; c’est bien ! je vous chercherai une autre place ! » |
“What is the matter with you, my dear?” she said crossly to the maid who kept her waiting some minutes. “Don’t you wish to serve me? Then I’ll find you another place.” |
La comtesse avait les nerfs agacés ; le chagrin et la pauvreté honteuse de son amie l’avaient mise de fort mauvaise humeur, ce qui se traduisait toujours dans son langage par le « vous » et« ma bonne ». |
The countess was upset by her friend’s sorrow and humiliating poverty, and was therefore out of sorts, a state of mind which with her always found expression in calling her maid “my dear” and speaking to her with exaggerated politeness. |
« Pardon, madame, murmura la coupable. |
“I am very sorry, ma’am,” answered the maid. |
– Priez le comte de passer chez moi. » |
“Ask the count to come to me.” |
Le comte arriva bientôt en se dandinant et s’approcha timidement de sa femme : |
The count came waddling in to see his wife with a rather guilty look as usual. |
« Oh ! ah ! ma petite comtesse, quel sauté de gelinottes au madère nous aurons ! Je l’ai goûté, ma chère. Aussi ai-je payé Taraska mille roubles, et il les vaut. » |
“Well, little countess? What a sauté of game au madère we are to have, my dear! I tasted it. The thousand rubles I paid for Tarás were not ill-spent. He is worth it!” |
Il s’assit à côté de sa femme, passa une main dans ses cheveux et posa l’autre sur ses genoux d’un air vainqueur. |
He sat down by his wife, his elbows on his knees and his hands ruffling his gray hair. |
« Que désirez-vous, petite comtesse ? |
“What are your commands, little countess?” |
– Voilà ce que c’est, mon ami ; mais quelle est cette tache ? lui dit-elle en posant le doigt sur son gilet. C’est sans doute le sauté de gelinottes ? ajouta-t-elle en souriant. Voyez-vous, cher comte, il me faut de l’argent. » |
“You see, my dear… What’s that mess?” she said, pointing to his waistcoat. “It’s the sauté, most likely,” she added with a smile. “Well, you see, Count, I want some money.” |
La figure du comte s’allongea. |
Her face became sad. |
« Ah ! dit-il, chère petite comtesse ! » Et il chercha son portefeuille avec agitation. |
“Oh, little countess!”… and the count began bustling to get out his pocketbook. |
« Il m’en faut beaucoup… cinq cents roubles, reprit-elle, en frottant la tache avec son mouchoir de batiste. |
“I want a great deal, Count! I want five hundred rubles,” and taking out her cambric handkerchief she began wiping her husband’s waistcoat. |
– À l’instant, à l’instant ! hé, qui est là ? cria-t-il, avec l’assurance de l’homme qui sait qu’il sera obéi et qu’on s’élancera tête baissée à sa voix. Qu’on m’envoie Mitenka ! » |
“Yes, immediately, immediately! Hey, who’s there?” he called out in a tone only used by persons who are certain that those they call will rush to obey the summons. “Send Dmítri to me!” |
Mitenka était le fils d’un noble et avait été élevé par le comte, qui lui avait confié le soin de toutes ses affaires ; il fit son entrée à pas lents et mesurés, et s’arrêta respectueusement devant lui. |
Dmítri, a man of good family who had been brought up in the count’s house and now managed all his affairs, stepped softly into the room. |
« Écoute, mon cher, apporte-moi, – et il hésita, – apporte-moi sept cents roubles, oui, sept cents roubles ; mais fais attention de ne pas me donner des papiers sales et déchirés comme l’autre fois. J’en veux de neufs ; c’est pour la comtesse. |
“This is what I want, my dear fellow,” said the count to the deferential young man who had entered. “Bring me…” he reflected a moment, “yes, bring me seven hundred rubles, yes! But mind, don’t bring me such tattered and dirty notes as last time, but nice clean ones for the countess.” |
– Oui, je t’en prie, Mitenka, qu’ils soient propres, dit la comtesse avec un soupir. |
“Yes, Dmítri, clean ones, please,” said the countess, sighing deeply. |
– Quand Votre Excellence désire-t-elle les avoir ? car vous savez que… du reste soyez sans inquiétude, se hâta de dire Mitenka, qui voyait poindre dans la respiration fréquente et pénible du comte le signe précurseur d’une colère inévitable… J’avais oublié… vous allez les recevoir. |
"When would you like them, your excellency?" asked Dmítri. “Allow me to inform you… But, don’t be uneasy,” he added, noticing that the count was beginning to breathe heavily and quickly which was always a sign of approaching anger. “I was forgetting… Do you wish it brought at once?” |
– Très bien, très bien, donne-les à la comtesse. Quel trésor que ce garçon ! dit le comte en le suivant des yeux ; rien ne lui est impossible et c’est là ce qui me plaît, car après tout c’est ainsi que cela doit être. |
“Yes, yes; just so! Bring it. Give it to the countess.” “What a treasure that Dmítri is,” added the count with a smile when the young man had departed. “There is never any ‘impossible’ with him. That’s a thing I hate! Everything is possible.” |
– Ah ! l’argent, l’argent, que de maux l’argent cause dans ce monde, et celui-là me sera bien utile, cher comte. |
“Ah, money, Count, money! How much sorrow it causes in the world,” said the countess. “But I am in great need of this sum.” |
– Chacun sait, petite comtesse, que vous êtes terriblement dépensière, » reprit le comte. Et, après avoir baisé la main de sa femme, il rentra chez lui. |
“You, my little countess, are a notorious spendthrift,” said the count, and having kissed his wife’s hand he went back to his study. |
La comtesse reçut ses assignats tout neufs, et elle venait de les recouvrir soigneusement de son mouchoir de poche, lorsque la princesse Droubetzkoï entra dans sa chambre. |
When Anna Mikháylovna returned from Count Bezúkhov’s the money, all in clean notes, was lying ready under a handkerchief on the countess’ little table, and Anna Mikháylovna noticed that something was agitating her. |
« Eh bien, mon amie ? demanda la comtesse légèrement émue. |
“Well, my dear?” asked the countess. |
– Ah ! quelle terrible situation ! Il est méconnaissable et si mal, si mal ! Je ne suis restée qu’un instant, et je n’ai pas dit deux mots. |
“Oh, what a terrible state he is in! One would not know him, he is so ill! I was only there a few moments and hardly said a word…” |
– Annette, au nom du ciel, ne me refuse pas, » dit tout à coup la comtesse en rougissant et avec un air de confusion qui contrastait singulièrement avec l’expression sévère de sa figure fatiguée. |
“Annette, for heaven’s sake don’t refuse me,” the countess began, with a blush that looked very strange on her thin, dignified, elderly face, and she took the money from under the handkerchief. |
Elle retira vivement son mouchoir et présenta le petit paquet à Anna Mikhaïlovna. Celle-ci devina tout de suite la vérité, et elle se pencha aussitôt, toute prête à serrer son amie dans ses bras. |
Anna Mikháylovna instantly guessed her intention and stooped to be ready to embrace the countess at the appropriate moment. |
« Voilà pour l’uniforme de Boris ! » |
“This is for Borís from me, for his outfit.” |
Le moment était venu, et la princesse embrassa son amie en pleurant. Pourquoi pleuraient-elles toutes deux ? Était-ce parce qu’elles se trouvaient forcées de penser à l’argent, cette question si secondaire quand on s’aime ! ou peut-être songeaient-elles au passé, à leur enfance, qui avait vu naître leur affection, et à leur jeunesse évanouie ? Quoi qu’il en soit, leurs larmes coulaient, mais c’étaient de douces larmes. |
Anna Mikháylovna was already embracing her and weeping. The countess wept too. They wept because they were friends, and because they were kindhearted, and because they—friends from childhood—had to think about such a base thing as money, and because their youth was over…. But those tears were pleasant to them both. |