Guerre et Paix

War and Peace

de Léon Tolstoï

by Leo Tolstoy

Traduction par Irène Paskévitch

translated by Louise and Aylmer Maude

Première Partie
Crapitre VII

Book One
Chapter 7

Le frôlement d’une robe se fit entendre dans la pièce voisine. À ce bruit, le prince André eut l’air de revenir à lui : il se redressa et donna à son visage l’expression qu’il avait eue pendant toute la soirée d’Anna Pavlovna. Pierre glissa ses pieds à terre. La princesse entra ; elle avait eu le temps de remplacer sa toilette du soir par un déshabillé de maison, non moins frais et non moins élégant ; son mari se leva et lui avança poliment un fauteuil.

The rustle of a woman’s dress was heard in the next room. Prince Andrew shook himself as if waking up, and his face assumed the look it had had in Anna Pávlovna’s drawing room. Pierre removed his feet from the sofa. The princess came in. She had changed her gown for a house dress as fresh and elegant as the other. Prince Andrew rose and politely placed a chair for her.

« Je me demande souvent, dit-elle en français, selon son habitude, et en s’asseyant vivement, pourquoi Annette ne s’est pas mariée ? Comme vous êtes sots, messieurs, de ne pas l’avoir épousée ! Je vous en demande pardon, mais vous n’entendez rien aux femmes. Quel disputeur vous faites, monsieur Pierre !

“How is it,” she began, as usual in French, settling down briskly and fussily in the easy chair, “how is it Annette never got married? How stupid you men all are not to have married her! Excuse me for saying so, but you have no sense about women. What an argumentative fellow you are, Monsieur Pierre!”

– Je dispute aussi contre votre mari, car je ne comprends pas pourquoi il va faire la guerre, » dit Pierre en s’adressant à la princesse, sans le moindre symptôme de cet embarras qui existe souvent entre un jeune homme et une jeune femme.

“And I am still arguing with your husband. I can’t understand why he wants to go to the war,” replied Pierre, addressing the princess with none of the embarrassment so commonly shown by young men in their intercourse with young women.

La princesse tressaillit ; la réflexion de Pierre l’avait touchée au vif.

The princess started. Evidently Pierre’s words touched her to the quick.

« Eh bien, moi aussi, je lui dis la même chose. Vraiment, je ne comprends pas pourquoi les hommes ne peuvent vivre sans guerre ? Pourquoi ne désirons-nous rien, n’avons-nous besoin de rien, nous autres femmes ? Voyons, je vous en fais juge. Je suis toujours à lui répéter que sa position ici comme aide de camp de mon oncle est des plus brillantes : chacun le connaît, chacun l’apprécie ! Pas plus tard que ces jours-ci, chez les Apraxine, j’ai entendu une dame dire : « C’est là le fameux « prince André ! » ma parole d’honneur ! »

Et elle éclata de rire.

« Voilà comment il est reçu partout, et il peut, quand il le voudra, devenir aide de camp de l’empereur, car l’empereur, vous le savez, s’est entretenu très gracieusement avec lui ! Nous le disions justement, Annette et moi, Ce serait si facile à arranger ! Qu’en pensez-vous ? »

“Ah, that is just what I tell him!” said she. “I don’t understand it; I don’t in the least understand why men can’t live without wars. How is it that we women don’t want anything of the kind, don’t need it? Now you shall judge between us. I always tell him: Here he is Uncle’s aide-de-camp, a most brilliant position. He is so well known, so much appreciated by everyone. The other day at the Apráksins’ I heard a lady asking, ‘Is that the famous Prince Andrew?’ I did indeed.” She laughed. “He is so well received everywhere. He might easily become aide-de-camp to the Emperor. You know the Emperor spoke to him most graciously. Annette and I were speaking of how to arrange it. What do you think?”

Pierre regarda le prince André et se tut en voyant que son ami paraissait contrarié.

Pierre looked at his friend and, noticing that he did not like the conversation, gave no reply.

« Quand partez-vous ? demanda-t-il.

“When are you starting?” he asked.

– Ah ! ne me parlez pas de ce départ, je ne veux pas en entendre parler, reprit la princesse de cet air à la fois capricieux et enjoué qu’elle avait eu avec Hippolyte, mais qui, dans ce cercle intime dont Pierre faisait partie, détonnait singulièrement. Lorsque j’ai pensé aujourd’hui qu’il me faudra rompre avec toutes des chères relations… je…, et puis, sais-tu, André, et elle lui fit un imperceptible clignement d’yeux en frissonnant… j’ai peur ! »

“Oh, don’t speak of his going, don’t! I won’t hear it spoken of,” said the princess in the same petulantly playful tone in which she had spoken to Hippolyte in the drawing room and which was so plainly ill-suited to the family circle of which Pierre was almost a member. “Today when I remembered that all these delightful associations must be broken off… and then you know, André…” (she looked significantly at her husband) “I’m afraid, I’m afraid!” she whispered, and a shudder ran down her back.

Son mari la regarda stupéfait, comme s’il venait seulement de s’apercevoir de sa présence. Il lui répondit pourtant avec une froide politesse :

Her husband looked at her as if surprised to notice that someone besides Pierre and himself was in the room, and addressed her in a tone of frigid politeness.

« Que craignez-vous, Lise ? Je ne vous comprends pas.

“What is it you are afraid of, Lise? I don’t understand,” said he.

– Voilà bien les hommes ! Des égoïstes, tous des égoïstes ! Parce qu’il lui est venu une fantaisie, il m’abandonne, Dieu sait pourquoi, et m’enferme toute seule à la campagne.

“There, what egotists men all are: all, all egotists! Just for a whim of his own, goodness only knows why, he leaves me and locks me up alone in the country.”

– Avec mon père et ma sœur, vous l’oubliez.

“With my father and sister, remember,” said Prince Andrew gently.

– Cela revient au même ; j’y serai seule, loin de mes amis à moi, et il veut que je sois tranquille ? »

“Alone all the same, without my friends…. And he expects me not to be afraid.”

Elle parlait d’un ton boudeur ; sa lèvre relevée, loin de donner à sa physionomie une expression souriante, lui prêtait au contraire quelque chose qui faisait songer à un méchant petit rongeur. Elle se tut, ne trouvant peut-être pas convenable de faire allusion à sa grossesse devant Pierre, car là était le nœud de la situation.

Her tone was now querulous and her lip drawn up, giving her not a joyful, but an animal, squirrel-like expression. She paused as if she felt it indecorous to speak of her pregnancy before Pierre, though the gist of the matter lay in that.

« Je ne puis pourtant pas deviner de quoi vous avez peur, » reprit lentement son mari, sans la quitter du regard.

“I still can’t understand what you are afraid of,” said Prince Andrew slowly, not taking his eyes off his wife.

La princesse rougit et fit un geste de désespoir.

The princess blushed, and raised her arms with a gesture of despair.

« André, André, pourquoi êtes-vous si changé ?

“No, Andrew, I must say you have changed. Oh, how you have…”

– Votre médecin vous défend de veiller ; vous devriez aller vous mettre au lit. »

“Your doctor tells you to go to bed earlier,” said Prince Andrew. “You had better go.”

La princesse ne répondit rien, mais ses lèvres tremblèrent, tout à coup. Quant à lui, il se leva, haussa les épaules et se mit à arpenter son cabinet.

The princess said nothing, but suddenly her short downy lip quivered. Prince Andrew rose, shrugged his shoulders, and walked about the room.

Pierre, naïvement surpris, les observait tous deux ; enfin il fit un mouvement comme pour se lever, mais il s’arrêta.

Pierre looked over his spectacles with naïve surprise, now at him and now at her, moved as if about to rise too, but changed his mind.

« Ça m’est égal que monsieur Pierre soit présent, s’écria la princesse, dont la jolie figure fit la grimace de l’enfant qui va pleurer. Il y a longtemps, André, que je voulais te le demander : pourquoi es-tu devenu tout autre avec moi ? Que t’ai-je fait ? Tu vas rejoindre l’armée, tu n’as aucune pitié pour moi. Pourquoi ?

“Why should I mind Monsieur Pierre being here?” exclaimed the little princess suddenly, her pretty face all at once distorted by a tearful grimace. “I have long wanted to ask you, Andrew, why you have changed so to me? What have I done to you? You are going to the war and have no pity for me. Why is it?”

– Lise ! » dit le prince André.

Et ce seul mot contenait à la fois la prière, la menace et l’assurance qu’elle allait regretter ses paroles.

Elle continua pourtant avec précipitation :

“Lise!” was all Prince Andrew said. But that one word expressed an entreaty, a threat, and above all conviction that she would herself regret her words. But she went on hurriedly:

« Tu me traites en malade ou en enfant. Je vois tout… Tu n’étais pas ainsi il y a six mois !

“You treat me like an invalid or a child. I see it all! Did you behave like that six months ago?”

– Lise, finissez, je vous en prie, » reprit son mari en élevant la voix.

“Lise, I beg you to desist,” said Prince Andrew still more emphatically.

Pierre, dont l’agitation n’avait fait que croître pendant cet entretien, se leva et s’approcha de la jeune femme. Il paraissait ne pouvoir supporter la vue de ses larmes, et l’on aurait dit qu’il était prêt à pleurer avec elle.

Pierre, who had been growing more and more agitated as he listened to all this, rose and approached the princess. He seemed unable to bear the sight of tears and was ready to cry himself.

« Calmez-vous, princesse ; ce sont des idées… J’ai éprouvé cela aussi… je vous assure… enfin… non, excusez-moi ; je suis de trop comme étranger. Tranquillisez-vous. Adieu ! »

“Calm yourself, Princess! It seems so to you because… I assure you I myself have experienced… and so… because… No, excuse me! An outsider is out of place here… No, don’t distress yourself… Good-by!”

Le prince André le retint.

Prince Andrew caught him by the hand.

« Non, Pierre ; attends. La princesse est trop bonne pour me priver du plaisir de passer ma soirée avec toi.

“No, wait, Pierre! The princess is too kind to wish to deprive me of the pleasure of spending the evening with you.”

– Oui, il ne pense qu’à lui, murmura-t-elle, sans pouvoir retenir des larmes de dépit.

“No, he thinks only of himself,” muttered the princess without restraining her angry tears.

– Lise ! » reprit sèchement le prince André, dont la voix était montée au diapason qui indiquait que sa patience était à bout.

“Lise!” said Prince Andrew dryly, raising his voice to the pitch which indicates that patience is exhausted.

Tout à coup sur son joli minois d’écureuil en colère se répandit cette expression craintive, timide et timorée que prend souvent un chien lorsque, de sa queue abaissée, il frappe la terre rapidement et sans bruit.

Suddenly the angry, squirrel-like expression of the princess’ pretty face changed into a winning and piteous look of fear. Her beautiful eyes glanced askance at her husband’s face, and her own assumed the timid, deprecating expression of a dog when it rapidly but feebly wags its drooping tail.

« Mon Dieu, mon Dieu, » murmura-t-elle en jetant à son mari un regard sournois, puis, relevant sa robe d’une main, elle s’approcha de lui et lui mit un baiser sur le front.

Mon Dieu, mon Dieu!” she muttered, and lifting her dress with one hand she went up to her husband and kissed him on the forehead.

« Bonsoir, Lise, » dit-il en se levant à son tour et en lui baisant la main, comme à une étrangère.

“Good night, Lise,” said he, rising and courteously kissing her hand as he would have done to a stranger.