Mary Shelley
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Frankenstein, or the Modern Prometheus
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Chapitre VII |
CHAPTER VII |
À mon retour, je trouvai la lettre suivante de mon père : |
On my return, I found the following letter from my father:— |
« Mon cher Victor, |
"My dear Victor, |
« Vous avez probablement attendu avec impatience une lettre de nous fixant la date de votre retour ; et j’ai d’abord eu la tentation de ne vous envoyer que quelques lignes, vous donnant seulement la date du jour où nous vous attendions ; mais ce serait là un acte d’amabilité cruelle, que je n’ose accomplir. Quelle serait en effet votre surprise, mon fils, alors que vous attendez un accueil joyeux et heureux, d’être, au contraire, témoin de larmes et de tristesse ; et comment, Victor, vous dire notre malheur ? L’absence ne peut vous avoir rendu insensible à nos joies et à nos douleurs ; et comment infliger de la douleur à un fils longtemps absent ? Je veux vous préparer à un événement cruel, mais je sais que c’est impossible ; je vois déjà votre regard parcourir rapidement la page, cherchant les mots qui doivent vous apprendre cette horrible nouvelle. |
"You have probably waited impatiently for a letter to fix the date of your return to us; and I was at first tempted to write only a few lines, merely mentioning the day on which I should expect you. But that would be a cruel kindness, and I dare not do it. What would be your surprise, my son, when you expected a happy and glad welcome, to behold, on the contrary, tears and wretchedness? And how, Victor, can I relate our misfortune? Absence cannot have rendered you callous to our joys and griefs; and how shall I inflict pain on my long absent son? I wish to prepare you for the woful news, but I know it is impossible; even now your eye skims over the page, to seek the words which are to convey to you the horrible tidings. |
« William est mort, cet enfant exquis dont les sourires étaient la joie et la chaleur de mon cœur, dont la douceur s’alliait à tant de gaieté. Oh ! Victor, il a été assassiné. |
"William is dead!—that sweet child, whose smiles delighted and warmed my heart, who was so gentle, yet so gay! Victor, he is murdered! |
« Je n’essaierai pas de vous consoler ; mais je vais seulement vous donner les faits. |
"I will not attempt to console you; but will simply relate the circumstances of the transaction. |
« Jeudi dernier (le 7 mai), j’allais me promener avec ma nièce et vos deux frères, à Plainpalais. La soirée était chaude et calme, et nous prolongeâmes notre promenade plus longtemps que de coutume. Il faisait déjà sombre quand nous pensâmes au retour ; et nous nous aperçûmes alors que William et Ernest qui avaient pris de l’avance sur nous, n’étaient plus là. Nous nous reposâmes donc sur un siège en les attendant. Bientôt Ernest revint, et nous demanda si nous avions vu son frère ; il nous dit qu’il venait de jouer avec lui, que William s’était éloigné pour se cacher, mais qu’il l’avait cherché en vain, puis l’avait attendu longtemps, mais qu’il ne revenait pas. |
"Last Thursday (May 7th), I, my niece, and your two brothers, went to walk in Plainpalais. The evening was warm and serene, and we prolonged our walk farther than usual. It was already dusk before we thought of returning; and then we discovered that William and Ernest, who had gone on before, were not to be found. We accordingly rested on a seat until they should return. Presently Ernest came, and enquired if we had seen his brother: he said, that he had been playing with him, that William had run away to hide himself, and that he vainly sought for him, and afterwards waited for him a long time, but that he did not return. |
« Ce récit nous alarma quelque peu, et nous continuâmes de le chercher jusqu’à la nuit tombante, lorsque Elizabeth nous suggéra qu’il était peut-être rentré à la maison. Il n’y était pas. Nous revînmes avec des flambeaux ; car je ne pouvais goûter de repos en pensant que mon délicieux petit garçon s’était perdu, et restait exposé à l’humidité et à la rosée de la nuit. Elizabeth souffrait, elle aussi, d’une angoisse extrême. Vers cinq heures du matin, je découvris mon charmant enfant, que j’avais vu le soir précédent en pleine santé et activité, étendu sur l’herbe, livide et inerte ; les doigts du meurtrier étaient marqués sur son cou. |
"This account rather alarmed us, and we continued to search for him until night fell, when Elizabeth conjectured that he might have returned to the house. He was not there. We returned again, with torches; for I could not rest, when I thought that my sweet boy had lost himself, and was exposed to all the damps and dews of night; Elizabeth also suffered extreme anguish. About five in the morning I discovered my lovely boy, whom the night before I had seen blooming and active in health, stretched on the grass livid and motionless: the print of the murderer's finger was on his neck. |
« On le transporta à la maison, et l’angoisse peinte sur mes traits révéla le secret à Elizabeth. Elle tint absolument à voir le cadavre. J’essayai d’abord de l’en empêcher ; mais elle insista, et entrant dans la pièce où il reposait, elle examina hâtivement le cou de la victime ; puis joignant les mains, elle s’écria : « Grand Dieu ! j’ai assassiné mon enfant chéri ! » |
"He was conveyed home, and the anguish that was visible in my countenance betrayed the secret to Elizabeth. She was very earnest to see the corpse. At first I attempted to prevent her; but she persisted, and entering the room where it lay, hastily examined the neck of the victim, and clasping her hands exclaimed, 'O God! I have murdered my darling child!' |
Elle s’évanouit, et ne reprit ses sens qu’à grand peine. Lorsqu’elle revint à elle-même, ce ne fut que pour pleurer et soupirer. Elle me dit que le soir même William l’avait taquinée pour qu’elle lui laissât porter une très belle miniature de votre mère qui était en sa possession. Ce portrait a disparu, et a sans doute été la cause du meurtre. Nous ne savons qui a commis ce dernier, et nos efforts pour le découvrir ne cessent pas ; mais ils ne nous rendront pas mon William bien-aimé. |
"She fainted, and was restored with extreme difficulty. When she again lived, it was only to weep and sigh. She told me, that that same evening William had teased her to let him wear a very valuable miniature that she possessed of your mother. This picture is gone, and was doubtless the temptation which urged the murderer to the deed. We have no trace of him at present, although our exertions to discover him are unremitted; but they will not restore my beloved William! |
« Venez, mon cher Victor ; vous seul pouvez consoler Elizabeth. Elle pleure sans cesse, et s’accuse injustement d’avoir causé sa mort ; ces paroles sont déchirantes. Nous sommes tous extrêmement malheureux ; mais n’est-ce pas là une raison de plus, ô mon fils, de revenir nous consoler ? Et votre pauvre mère ! Je déclare maintenant qu’il faut remercier Dieu qu’elle n’ait pas survécu pour être témoin de la mort cruelle, lamentable, du plus jeune de ses enfants chéris. |
"Come, dearest Victor; you alone can console Elizabeth. She weeps continually, and accuses herself unjustly as the cause of his death; her words pierce my heart. We are all unhappy; but will not that be an additional motive for you, my son, to return and be our comforter? Your dear mother! Alas, Victor! I now say, Thank God she did not live to witness the cruel, miserable death of her youngest darling! |
« Venez, Victor, non pour nourrir contre l’assassin des pensées de vengeance, mais avec des sentiments de paix et de douceur, qui guériront, au lieu de les envenimer, les blessures de nos cœurs. Entrez dans cette maison endeuillée, mon cher ami, en toute affection et bonté à l’égard de ceux qui vous aiment, et sans haine contre vos ennemis. — Votre père affectionné et affligé. |
"Come, Victor; not brooding thoughts of vengeance against the assassin, but with
feelings of peace and gentleness, that will heal, instead of festering, the
wounds of our minds. Enter the house of mourning, my friend, but with kindness
and affection for those who love you, and not with hatred for your
enemies.
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« Alphonse Frankensten. »
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"Alphonse Frankenstein.
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« Genève, le 12 mai 17… |
"Geneva, May 12th, 17—" |
Clerval, qui avait observé mon attitude tandis que je lisais la lettre, s’étonna du désespoir qui suivit mon expression première de joie en recevant des nouvelles des miens. Je jetai la lettre sur la table et me couvris le visage de mes mains. |
Clerval, who had watched my countenance as I read this letter, was surprised to observe the despair that succeeded to the joy I at first expressed on receiving news from my friends. I threw the letter on the table, and covered my face with my hands. |
— Mon cher Frankenstein, s’écria Henry en me voyant pleurer avec amertume, devez-vous donc être toujours malheureux ? Que s’est-il passé, mon cher ami ? |
"My dear Frankenstein," exclaimed Henry, when he perceived me weep with bitterness, "are you always to be unhappy? My dear friend, what has happened?" |
Je lui fis signe de prendre la lettre, tandis que je marchais de long en large dans la chambre avec la plus grande agitation. Les larmes jaillirent aussi des yeux de Clerval en lisant le récit de notre malheur. |
I motioned to him to take up the letter, while I walked up and down the room in the extremest agitation. Tears also gushed from the eyes of Clerval, as he read the account of my misfortune. |
— Je ne puis vous donner, mon ami, aucune consolation ; votre malheur est irréparable. Qu’allez-vous faire ? |
"I can offer you no consolation, my friend," said he; "your disaster is irreparable. What do you intend to do?" |
— Partir immédiatement pour Genève ; venez avec moi, Henry, commander les chevaux. |
"To go instantly to Geneva: come with me, Henry, to order the horses." |
Pendant que nous marchions, Clerval essaya de prononcer quelques paroles de
consolation ; il ne put qu’exprimer sa sympathie profonde.
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During our walk, Clerval endeavoured to say a few words of consolation; he could only express his heartfelt sympathy. "Poor William!" said he, "dear lovely child, he now sleeps with his angel mother! Who that had seen him bright and joyous in his young beauty, but must weep over his untimely loss! To die so miserably; to feel the murderer's grasp! How much more a murderer, that could destroy such radiant innocence! Poor little fellow! one only consolation have we; his friends mourn and weep, but he is at rest. The pang is over, his sufferings are at an end for ever. A sod covers his gentle form, and he knows no pain. He can no longer be a subject for pity; we must reserve that for his miserable survivors." |
Ainsi parlait Clerval tandis que nous nous hâtions le long des rues ; ses paroles s’imprimèrent en mon esprit, et je me les suis rappelées depuis dans la solitude. Mais à ce moment où les chevaux arrivaient, je me précipitai dans un cabriolet et je dis adieu à mon ami. |
Clerval spoke thus as we hurried through the streets; the words impressed themselves on my mind, and I remembered them afterwards in solitude. But now, as soon as the horses arrived, I hurried into a cabriolet, and bade farewell to my friend. |
Mon voyage fut extrêmement triste. Je voulais d’abord me hâter, car j’étais impatient de consoler ma famille bien-aimée et affligée, et de partager son chagrin ; mais en approchant de ma ville natale, je ralentis ma course. Je pouvais à peine supporter la multitude de sentiments qui assaillaient mon âme. Je traversais des lieux familiers à ma jeunesse, mais que je n’avais pas vu depuis six ans. Comme tout avait pu changer pendant ce temps ! Un seul changement, soudain et désolant, avait eu lieu ; mais peut-être mille petites circonstances en avaient-elles peu à peu effectué d’autres, qui, pour s’être produits dans un calme plus grand, pouvaient n’être pas moins définitifs. La peur m’accablait ; je n’osais avancer, craignant mille malheurs sans nom, qui me faisaient frémir bien que je fusse incapable de les définir. |
My journey was very melancholy. At first I wished to hurry on, for I longed to console and sympathise with my loved and sorrowing friends; but when I drew near my native town, I slackened my progress. I could hardly sustain the multitude of feelings that crowded into my mind. I passed through scenes familiar to my youth, but which I had not seen for nearly six years. How altered every thing might be during that time! One sudden and desolating change had taken place; but a thousand little circumstances might have by degrees worked other alterations, which, although they were done more tranquilly, might not be the less decisive. Fear overcame me; I dared not advance, dreading a thousand nameless evils that made me tremble, although I was unable to define them. |
Je passai deux jours à Lausanne dans ce pénible état. Je contemplais le lac ; ses eaux étaient tranquilles ; tout alentour était calme ; et les monts neigeux, « ces palais de la nature », n’avaient pas changé. Peu à peu ce spectacle calme et divin me récréa, et je repris mon voyage vers Genève. |
I remained two days at Lausanne, in this painful state of mind. I contemplated the lake: the waters were placid; all around was calm; and the snowy mountains, "the palaces of nature," were not changed. By degrees the calm and heavenly scene restored me, and I continued my journey towards Geneva. |
La route suivait le lac, qui se rétrécissait à mesure que j’approchais de ma ville natale. Je découvrais plus distinctement les monts du Jura, et le sommet éclatant du Mont Blanc. Je pleurais comme un enfant. « Chères montagnes ! Mon lac merveilleux ! Quel accueil réservez-vous à votre voyageur ? Vos cimes sont limpides ; le ciel et l’onde sont bleus et calmes. Est-ce là un présage de paix, ou ironie devant mon malheur ? » |
The road ran by the side of the lake, which became narrower as I approached my native town. I discovered more distinctly the black sides of Jura, and the bright summit of Mont Blanc. I wept like a child. "Dear mountains! my own beautiful lake! how do you welcome your wanderer? Your summits are clear; the sky and lake are blue and placid. Is this to prognosticate peace, or to mock at my unhappiness?" |
Je crains, mon ami, de vous ennuyer en insistant sur ces circonstances préliminaires ; mais c’étaient là des jours de bonheur relatif, et je me les rappelle avec plaisir. Mon pays, mon pays bien-aimé ! Qui donc, si ce n’est celui qui y est né, pourrait dire la joie qui m’envahit en revoyant tes torrents, tes montagnes et par-dessus tout ton lac délicieux ? |
I fear, my friend, that I shall render myself tedious by dwelling on these preliminary circumstances; but they were days of comparative happiness, and I think of them with pleasure. My country, my beloved country! who but a native can tell the delight I took in again beholding thy streams, thy mountains, and, more than all, thy lovely lake! |
Pourtant, à mesure que je me rapprochais de ma maison, le chagrin et la peur m’accablèrent à nouveau. De plus, la nuit s’épaississait autour de moi ; et lorsque je ne pus voir qu’à peine les montagnes assombries, mes sentiments furent plus lugubres encore. Le paysage m’apparaissait comme un vaste et obscur spectacle funèbre, et je pressentais confusément que j’étais destiné à devenir le plus misérable des êtres humains. Hélas ! je ne voyais que trop clairement l’avenir, et je ne me trompais qu’en un seul point, à savoir que, malgré toute la souffrance que j’imaginais, je ne concevais pas la centième partie de tout ce que j’étais destiné à subir. |
Yet, as I drew nearer home, grief and fear again overcame me. Night also closed around; and when I could hardly see the dark mountains, I felt still more gloomily. The picture appeared a vast and dim scene of evil, and I foresaw obscurely that I was destined to become the most wretched of human beings. Alas! I prophesied truly, and failed only in one single circumstance, that in all the misery I imagined and dreaded, I did not conceive the hundredth part of the anguish I was destined to endure. |
Il faisait complètement nuit quand j’arrivai aux environs de Genève. Les portes de la ville étaient déjà fermées ; et je dus passer la nuit à Sécheron, village éloigné d’une demi-lieue de la ville. Le ciel était serein ; et comme je ne pouvais me reposer, je décidai de visiter l’endroit où mon pauvre William avait été assassiné. Ne pouvant traverser la ville, je dus traverser le lac en bateau pour arriver à Plainpalais. Pendant ce court voyage, je vis des éclairs composer, au sommet du Mont Blanc, les figures les plus belles. L’orage semblait approcher rapidement ; et en abordant, je montai au sommet d’une petite colline pour mieux en observer le cours : il s’avançait, les cieux étaient couverts de nuages, et je sentis bientôt la pluie arriver lentement en larges gouttes ; mais sa violence augmenta rapidement. |
It was completely dark when I arrived in the environs of Geneva; the gates of the town were already shut; and I was obliged to pass the night at Secheron, a village at the distance of half a league from the city. The sky was serene; and, as I was unable to rest, I resolved to visit the spot where my poor William had been murdered. As I could not pass through the town, I was obliged to cross the lake in a boat to arrive at Plainpalais. During this short voyage I saw the lightnings playing on the summit of Mont Blanc in the most beautiful figures. The storm appeared to approach rapidly; and, on landing, I ascended a low hill, that I might observe its progress. It advanced; the heavens were clouded, and I soon felt the rain coming slowly in large drops, but its violence quickly increased. |
Je quittai l’endroit où j’étais assis, et poursuivis ma marche, bien que l’obscurité et l’orage fussent à chaque minute plus intenses et que la foudre éclatât avec une force terrible au-dessus de ma tête. Le Salève, les monts du Jura et les Alpes de Savoie en renvoyaient l’écho ; des éclairs brillants éblouissaient mes regards, et illuminaient le lac qui ressemblait à une immense nappe de feu. Ensuite tout paraissait, pendant un instant, d’une noirceur absolue, jusqu’au moment où les yeux s’habituaient à ce contraste avec l’éclair précédent. Comme il arrive souvent en Suisse, l’orage surgissait à la fois en divers points du ciel. L’endroit où il atteignait la plus grande violence était au nord de la ville, au-dessus de la partie du lac située entre le promontoire de Bellerive et le village de Copêt. Un autre orage éclairait le Jura de faibles lueurs ; un autre encore obscurcissait et parfois révélait le Môle, mont pointu situé à l’est du lac. |
I quitted my seat, and walked on, although the darkness and storm increased every minute, and the thunder burst with a terrific crash over my head. It was echoed from Salêve, the Juras, and the Alps of Savoy; vivid flashes of lightning dazzled my eyes, illuminating the lake, making it appear like a vast sheet of fire; then for an instant every thing seemed of a pitchy darkness, until the eye recovered itself from the preceding flash. The storm, as is often the case in Switzerland, appeared at once in various parts of the heavens. The most violent storm hung exactly north of the town, over that part of the lake which lies between the promontory of Belrive and the village of Copêt. Another storm enlightened Jura with faint flashes; and another darkened and sometimes disclosed the Môle, a peaked mountain to the east of the lake. |
Tout en observant la tempête, si belle et pourtant si terrible, j’errais toujours d’un pas rapide. Cette majestueuse guerre dans le ciel élevait mon âme ; je joignis les mains et m’exclamai à haute voix : « William, cher ange, ce sont là tes funérailles et les lamentations sur ta mort ! » En disant ces paroles, je vis dans l’ombre une silhouette surgir d’un bouquet d’arbres, non loin de moi ; je restai le regard fixe, absorbé par cette vision. Il était impossible de me tromper. Un éclair illumina cette apparition et m’en découvrit nettement la forme ; sa stature gigantesque et la difformité de son aspect, plus hideux que n’en connaît l’humanité, m’indiquèrent immédiatement que j’avais sous les yeux le misérable, le démon immonde à qui j’avais donné la vie. Que faisait-il là ? Se pouvait-il que ce fût (l’idée m’en fit frémir) le meurtrier de mon frère ? Cette pensée ne me traversa pas plus tôt l’esprit que j’eus la conviction qu’elle était vraie ; mes dents claquaient, et je dus m’appuyer contre un arbre pour me soutenir. Cette silhouette me dépassa rapidement et se perdit dans les ténèbres. Nulle créature ayant la forme humaine n’aurait pu détruire cet admirable enfant. C’était bien lui qui l’avait assassiné ; je n’en pouvais douter ; la seule présence de cette idée en moi était une preuve irrésistible du fait. Je pensai à poursuivre le démon ; mais c’eût été en vain, car un autre éclair me le découvrit s’accrochant aux roches de la montée presque perpendiculaire du Salève, montagne qui sert de limite sud à Plainpalais. Il parvint rapidement au sommet, et disparut. |
While I watched the tempest, so beautiful yet terrific, I wandered on with a hasty step. This noble war in the sky elevated my spirits; I clasped my hands, and exclaimed aloud, "William, dear angel! this is thy funeral, this thy dirge!" As I said these words, I perceived in the gloom a figure which stole from behind a clump of trees near me; I stood fixed, gazing intently: I could not be mistaken. A flash of lightning illuminated the object, and discovered its shape plainly to me; its gigantic stature, and the deformity of its aspect, more hideous than belongs to humanity, instantly informed me that it was the wretch, the filthy dæmon, to whom I had given life. What did he there? Could he be (I shuddered at the conception) the murderer of my brother? No sooner did that idea cross my imagination, than I became convinced of its truth; my teeth chattered, and I was forced to lean against a tree for support. The figure passed me quickly, and I lost it in the gloom. Nothing in human shape could have destroyed that fair child. He was the murderer! I could not doubt it. The mere presence of the idea was an irresistible proof of the fact. I thought of pursuing the devil; but it would have been in vain, for another flash discovered him to me hanging among the rocks of the nearly perpendicular ascent of Mont Salêve, a hill that bounds Plainpalais on the south. He soon reached the summit, and disappeared. |
Je restai immobile. Le tonnerre cessa de se faire entendre ; mais la pluie continuait toujours, et la campagne s’enveloppait de ténèbres impénétrables. Je me remémorais les événements que j’avais jusque-là tenté d’oublier : toutes les étapes de mes efforts vers cette création ; l’apparition de l’œuvre de mes mains, vivante à mon chevet ; puis son départ. Près de deux ans s’étaient écoulés depuis la nuit où, pour la première fois, la vie lui avait été donnée ; et était-ce là son premier crime ? Hélas ! J’avais lâché sur le monde un misérable dépravé, qui trouvait sa joie dans le carnage et le mal ; n’était-ce pas lui l’assassin de mon frère ? |
I remained motionless. The thunder ceased; but the rain still continued, and the scene was enveloped in an impenetrable darkness. I revolved in my mind the events which I had until now sought to forget: the whole train of my progress towards the creation; the appearance of the work of my own hands alive at my bedside; its departure. Two years had now nearly elapsed since the night on which he first received life; and was this his first crime? Alas! I had turned loose into the world a depraved wretch, whose delight was in carnage and misery; had he not murdered my brother? |
Personne ne peut imaginer mon angoisse pendant le reste de cette nuit, que je passai dans le froid et la pluie, sans abri. Mais je ne me ressentais point des effets de la température ; mon imagination s’absorbait en des scènes de crime et de désespoir. Je ne voyais, en cet être que j’avais déchaîné au milieu des hommes, doué de la volonté et de la puissance de réaliser des projets horribles, tel que l’acte qu’il venait d’accomplir, que mon propre vampire, mon propre fantôme libéré de la tombe et contraint de détruire tout ce qui m’était cher. |
No one can conceive the anguish I suffered during the remainder of the night, which I spent, cold and wet, in the open air. But I did not feel the inconvenience of the weather; my imagination was busy in scenes of evil and despair. I considered the being whom I had cast among mankind, and endowed with the will and power to effect purposes of horror, such as the deed which he had now done, nearly in the light of my own vampire, my own spirit let loose from the grave, and forced to destroy all that was dear to me. |
Le jour parut, et je dirigeai mes pas vers la ville. Les portes étaient ouvertes, et je me hâtai vers la maison de mon père. Ma première pensée fut de révéler ce que je savais du meurtrier et de le faire immédiatement poursuivre. Mais je l’abandonnai en songeant à l’histoire qu’il me faudrait raconter : un être que j’avais moi-même formé et doué de vie, m’avait rencontré à minuit parmi les précipices d’une montagne inaccessible. Je me rappelais en outre la fièvre nerveuse qui m’avait saisi précisément à l’époque où je datais ma création, et qui ferait attribuer au délire un récit autrement à tel point improbable. Je savais bien que si quelque autre personne m’avait fait part d’événements semblables, je les aurais regardés comme les divagations d’un fou. D’ailleurs, la nature étrange de cette créature rendrait vaine toute poursuite, même si les miens accordaient à mes dires une créance suffisante pour l’entreprendre. Puis, à quoi servirait poursuite semblable ? Qui pourrait arrêter un être capable d’escalader les flancs escarpés du mont Salève ? Ces réflexions me semblèrent décisives, et je résolus de garder le silence. |
Day dawned; and I directed my steps towards the town. The gates were open, and I hastened to my father's house. My first thought was to discover what I knew of the murderer, and cause instant pursuit to be made. But I paused when I reflected on the story that I had to tell. A being whom I myself had formed, and endued with life, had met me at midnight among the precipices of an inaccessible mountain. I remembered also the nervous fever with which I had been seized just at the time that I dated my creation, and which would give an air of delirium to a tale otherwise so utterly improbable. I well knew that if any other had communicated such a relation to me, I should have looked upon it as the ravings of insanity. Besides, the strange nature of the animal would elude all pursuit, even if I were so far credited as to persuade my relatives to commence it. And then of what use would be pursuit? Who could arrest a creature capable of scaling the overhanging sides of Mont Salêve? These reflections determined me, and I resolved to remain silent. |
Il était environ cinq heures du matin quand j’entrai dans la maison de mon père. Je dis aux domestiques de ne pas déranger la famille, et je me rendis dans la bibliothèque pour me présenter à l’heure habituelle de leur lever. |
It was about five in the morning when I entered my father's house. I told the servants not to disturb the family, and went into the library to attend their usual hour of rising. |
Six ans avaient passé, passé comme un rêve, si ce n’est une seule marque
ineffaçable, et je me retrouvais à l’endroit même où j’avais, pour la
dernière fois, embrassé mon père avant mon départ pour Ingolstadt. Père
bien-aimé et vénérable ! Il me restait encore. Je contemplais le
portrait de ma mère au-dessus de la cheminée. C’était un tableau
historique, peint sur le désir de mon père, représentant Caroline Beaufort
dans l’agonie du désespoir, agenouillée auprès du cercueil de son père
mort. Ses vêtements étaient rustiques, ses joues pâles ; mais la
dignité et la beauté de son attitude ne laissaient guère de place à la
pitié. Au-dessous de ce tableau se trouvait une miniature de William ; et
mes larmes coulèrent lorsque je la regardai. C’est alors qu’Ernest
entra ; il m’avait entendu arriver et se hâtait de me souhaiter la
bienvenue. Il exprima à me revoir une joie mêlée de tristesse :
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Six years had elapsed, passed as a dream but for one indelible trace, and I stood in the same place where I had last embraced my father before my departure for Ingolstadt. Beloved and venerable parent! He still remained to me. I gazed on the picture of my mother, which stood over the mantel-piece. It was an historical subject, painted at my father's desire, and represented Caroline Beaufort in an agony of despair, kneeling by the coffin of her dead father. Her garb was rustic, and her cheek pale; but there was an air of dignity and beauty, that hardly permitted the sentiment of pity. Below this picture was a miniature of William; and my tears flowed when I looked upon it. While I was thus engaged, Ernest entered: he had heard me arrive, and hastened to welcome me. He expressed a sorrowful delight to see me: "Welcome, my dearest Victor," said he. "Ah! I wish you had come three months ago, and then you would have found us all joyous am delighted. You come to us now to share a misery which nothing can alleviate; yet your presence will, I hope, revive our father, who seems sinking under his misfortune; and your persuasions will induce poor Elizabeth to cease her vain and tormenting self-accusations.—Poor William! he was our darling and our pride!" |
Mon frère s’abandonna à ses larmes ; une sensation de désespoir mortel m’envahit. Jadis, je n’avais fait qu’imaginer la désolation de la maison en deuil ; la réalité me frappa comme un malheur nouveau et non moins terrible. J’essayai de calmer Ernest ; je demandai des renseignements plus précis concernant mon père et celle que j’appelais ma cousine. |
Tears, unrestrained, fell from my brother's eyes; a sense of mortal agony crept over my frame. Before, I had only imagined the wretchedness of my desolated home; the reality came on me as a new, and a not less terrible, disaster. I tried to calm Ernest; I enquired more minutely concerning my father, and her I named my cousin. |
— Elle plus que tous les autres, me dit Ernest, a besoin de consolation ; elle s’accusait d’avoir causé la mort de mon frère, et ce lui était une cause de grande souffrance. Mais depuis qu’on a découvert l’auteur du meurtre… |
"She most of all," said Ernest, "requires consolation; she accused herself of having caused the death of my brother, and that made her very wretched. But since the murderer has been discovered—" |
— Découvert l’auteur ! Grand Dieu ! Comment est-ce possible ? Qui a pu essayer de le poursuivre ? C’est impossible ; autant essayer de dépasser le vent, ou d’arrêter, avec un fétu de paille, les torrents des montagnes. Je l’ai vu, moi aussi. Il était en liberté hier soir. |
"The murderer discovered! Good God! how can that be? who could attempt to pursue him? It is impossible; one might as well try to overtake the winds, or confine a mountain-stream with a straw. I saw him too; he was free last night!" |
— Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit mon frère d’une voix de surprise ; mais pour nous, la découverte que nous avons faite complète notre chagrin. Personne ne voulait y ajouter foi d’abord ; et même maintenant Elizabeth ne veut pas se laisser convaincre, malgré tous les faits. Car qui croirait que Justine Moritz, qui était si aimable et qui aimait tant tous les nôtres, aurait pu soudain commettre un crime si affreux, si effrayant ? |
"I do not know what you mean," replied my brother, in accents of wonder, "but to us the discovery we have made completes our misery. No one would believe it at first; and even now Elizabeth will not be convinced, notwithstanding all the evidence. Indeed, who would credit that Justine Moritz, who was so amiable, and fond of all the family, could suddenly become capable of so frightful, so appalling a crime?" |
— Justine Moritz. Pauvre, pauvre fille, est-ce donc elle qu’on accuse ? Mais c’est à coup sûr injuste ; chacun le sait ; personne sûrement ne le croit, Ernest ! |
"Justine Moritz! Poor, poor girl, is she the accused? But it is wrongfully; every one knows that; no one believes it, surely, Ernest?" |
— Personne ne l’a cru d’abord ; mais plusieurs circonstances se sont révélées qui nous ont presque imposé cette conviction ; et sa propre attitude a été si peu nette qu’elle a ajouté au témoignage des faits un poids qui, je le crains, ne laisse aucune place au doute. Mais on la jugera aujourd’hui, et vous serez au courant de tout. |
"No one did at first; but several circumstances came out, that have almost forced conviction upon us; and her own behaviour has been so confused, as to add to the evidence of facts a weight that, I fear, leaves no hope for doubt. But she will be tried to-day, and you will then hear all." |
Il déclara que le matin où l’on avait découvert le meurtre du pauvre William, Justine était tombée malade, et avait gardé le lit pendant plusieurs jours. Pendant ce temps, un des domestiques, examinant par hasard les vêtements qu’elle avait portés le soir du meurtre, avait découvert, dans sa poche, le portrait de ma mère, que l’on avait considéré comme ayant tenté l’assassin. Le domestique le montra de suite à un des autres qui, sans rien dire à qui que ce fût de la famille, le porta de suite à un magistrat ; et à la suite de leur déposition, Justine fut arrêtée. Lorsqu’on l’accusa du crime, la pauvre fille confirma fortement le soupçon par sa confusion extrême. |
He related that, the morning on which the murder of poor William had been discovered, Justine had been taken ill, and confined to her bed for several days. During this interval, one of the servants, happening to examine the apparel she had worn on the night of the murder, had discovered in her pocket the picture of my mother, which had been judged to be the temptation of the murderer. The servant instantly showed it to one of the others, who, without saying a word to any of the family, went to a magistrate; and, upon their deposition, Justine was apprehended. On being charged with the fact, the poor girl confirmed the suspicion in a great measure by her extreme confusion of manner. |
L’étrangeté de ce récit n’ébranla pas ma foi, et je répondis avec
conviction :
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This was a strange tale, but it did not shake my faith; and I replied earnestly, "You are all mistaken; I know the murderer. Justine, poor, good Justine, is innocent." |
C’est alors que mon père entra. Je vis le malheur profondément gravé sur
ses traits ; mais il s’efforça de m’accueillir avec courage ; et
il eût certainement parlé d’un autre sujet que de celui qui nous accablait,
après avoir échangé avec moi de tristes paroles de bienvenue, si Ernest ne
s’était pas écrié :
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At that instant my father entered. I saw unhappiness deeply impressed on his countenance, but he endeavoured to welcome me cheerfully; and, after we had exchanged our mournful greeting, would have introduced some other topic than that of our disaster, had not Ernest exclaimed, "Good God, papa! Victor says that he knows who was the murderer of poor William." |
— Nous aussi, malheureusement, répondit mon père ; car en vérité, j’aurais préféré l’ignorer toujours que de découvrir tant de scélératesse et d’ingratitude en quelqu’un que je plaçais si haut. |
"We do also, unfortunately," replied my father; "for indeed I had rather have been for ever ignorant than have discovered so much depravity and ingratitude in one I valued so highly." |
— Mon cher père, vous vous trompez, Justine est innocente. |
"My dear father, you are mistaken; Justine is innocent." |
— Si elle l’est, Dieu veuille empêcher qu’elle soit punie comme coupable. On doit la juger aujourd’hui, et j’espère, j’espère de tout mon cœur qu’elle sera acquittée. |
"If she is, God forbid that she should suffer as guilty. She is to be tried to-day, and I hope, I sincerely hope, that she will be acquitted." |
Ce discours me calma. J’étais fermement convaincu en moi-même que Justine, comme en fait tout autre être humain, était innocente de ce crime. Je ne craignais donc pas que l’on pût produire aucune circonstance matérielle assez probante pour la condamner. Je ne pouvais livrer mon récit au public, car la stupéfiante horreur en eût été considérée par le vulgaire comme un signe de folie. Y avait-il quelqu’un, en dehors de moi, le créateur du monstre, qui pût croire, autrement que sur le témoignage de ses sens, en l’existence de ce monument vivant de présomption et d’ignorance téméraire que j’avais déchaîné sur l’univers ? |
This speech calmed me. I was firmly convinced in my own mind that Justine, and indeed every human being, was guiltless of this murder. I had no fear, therefore, that any circumstantial evidence could be brought forward strong enough to convict her. My tale was not one to announce publicly; its astounding horror would be looked upon as madness by the vulgar. Did any one indeed exist, except I, the creator, who would believe, unless his senses convinced him, in the existence of the living monument of presumption and rash ignorance which I had let loose upon the world? |
Nous fûmes bientôt rejoints par Elizabeth. Les années l’avaient changée
depuis le jour où je l’avais vue pour la dernière fois ; elles lui
avaient donné une grâce supérieure à la beauté de son enfance. C’était
la même pureté, la même vivacité, mais alliées à une expression plus
riche en sensibilité et en intelligence. Elle m’accueillit avec
l’affection la plus grande.
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We were soon joined by Elizabeth. Time had altered her since I last beheld her; it had endowed her with loveliness surpassing the beauty of her childish years. There was the same candour, the same vivacity, but it was allied to an expression more full of sensibility and intellect. She welcomed me with the greatest affection. "Your arrival, my dear cousin," said she, "fills me with hope. You perhaps will find some means to justify my poor guiltless Justine. Alas! who is safe, if she be convicted of crime? I rely on her innocence as certainly as I do upon my own Our misfortune is doubly hard to us; we have not only lost that lovely darling boy, but this poor girl, whom I sincerely love, is to be torn away by even a worse fate. If she is condemned, I never shall know joy more. But she will not, I am sure she will not; and then I shall be happy again, even after the sad death of my little William." |
— Elle est innocente, mon Elizabeth, lui dis-je, et la preuve en sera faite ; ne craignez rien, mais retrouvez le courage dans la certitude de son acquittement. |
"She is innocent, my Elizabeth," said I, "and that shall be proved; fear nothing, but let your spirits be cheered by the assurance of her acquittal." |
— Que vous êtes bon et généreux ! Tous les autres la croient
coupable ; j’en étais accablée, car je savais que c’était là chose
impossible ; et voir tous les autres prévenus contre elle de façon si
épouvantable m’enlevait tout espoir et tout ressort.
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"How kind and generous you are! every one else believes in her guilt, and that made me wretched, for I knew that it was impossible: and to see every one else prejudiced in so deadly a manner rendered me hopeless and despairing." She wept. |
— Très chère nièce, dit mon père, séchez vos larmes. Si, comme vous le croyez, elle est innocente, comptez sur la justice de nos lois, et sur l’énergie que je mettrai à rendre impossible l’ombre la plus légère de partialité. |
"Dearest niece," said my father, "dry your tears. If she is, as you believe, innocent, rely on the justice of our laws, and the activity with which I shall prevent the slightest shadow of partiality." |