Mary Shelley
Frankenstein
(1831)

Frankenstein, or the Modern Prometheus
(Revised Edition, 1831)
by Mary Shelley

Lettre II.

Letter 2

À Mrs. Saville, Angleterre
Archangelsk, 28 mars 17…

To Mrs. Saville, England.
Archangel, 28th March, 17—.

Quelle n’est pas ici la lenteur du temps, environné que je suis de glace et de neige ! Et pourtant j’ai mené à bien la deuxième démarche nécessaire à mon entreprise. J’ai loué un vaisseau et je m’occupe de recruter l’équipage ; les matelots que j’ai déjà engagés me semblent être des gens sur lesquels je peux compter, et possèdent à coup sûr le courage le plus intrépide.

How slowly the time passes here, encompassed as I am by frost and snow! yet a second step is taken towards my enterprise. I have hired a vessel, and am occupied in collecting my sailors; those whom I have already engaged, appear to be men on whom I can depend, and are certainly possessed of dauntless courage.

Mais je souffre d’un besoin que jamais encore je n’ai pu satisfaire, et l’absence de son objet me frappe comme un mal des plus cruels. Je n’ai, ô Margaret aucun ami : lorsque l’enthousiasme du succès m’anime, nul ne prend part à ma joie ; et si la déception m’assaille, personne ne s’efforce de me soutenir dans ma misère. Je confierai, il est vrai, mes réflexions au papier ; mais quel triste moyen pour communiquer ses sentiments ! Je cherche la société d’un homme capable de partager ce que je ressens, et dont les regards répondent aux miens. Peut-être, ô ma chère sœur, me jugerez-vous romanesque, mais ce besoin d’un ami atteint à l’amertume. Nul n’est auprès de moi, doué de douceur et pourtant de courage, dont l’esprit soit à la fois cultivé et large, les goûts semblables aux miens, et qui puisse approuver ou parfaire mes projets. À quel point semblable ami ne remédierait-il pas aux défauts de votre frère ! J’ai trop d’ardeur dans l’exécution, trop d’impatience devant les obstacles. Mais je souffre encore bien plus d’être un autodidacte : pendant mes quatorze premières années, je fus lâché à travers champs, ne lisant rien que les récits de voyages de l’oncle Thomas. C’est à cet âge que je découvris les poètes célèbres de notre pays ; mais ce fut seulement lorsqu’il eut cessé d’être en mon pouvoir de tirer d’une conviction semblable le profit le plus important, que j’aperçus la nécessité d’acquérir d’autres langues que celle de mon pays natal. J’ai aujourd’hui vingt-huit ans, et je suis, en réalité, plus illettré que bien des écoliers de quinze. Il est vrai que j’ai réfléchi davantage, que les rêves de mes jours sont plus vastes et plus magnifiques ; mais il importe, comme les belles œuvres des peintres, de les conserver ; et j’ai grand besoin d’un ami assez intelligent pour ne pas me mépriser d’être romanesque, et assez affectueux à mon égard pour tenter d’équilibrer mon âme.

But I have one want which I have never yet been able to satisfy; and the absence of the object of which I now feel as a most severe evil. I have no friend, Margaret: when I am glowing with the enthusiasm of success, there will be none to participate my joy; if I am assailed by disappointment, no one will endeavour to sustain me in dejection. I shall commit my thoughts to paper, it is true; but that is a poor medium for the communication of feeling. I desire the company of a man who could sympathise with me; whose eyes would reply to mine. You may deem me romantic, my dear sister, but I bitterly feel the want of a friend. I have no one near me, gentle yet courageous, possessed of a cultivated as well as of a capacious mind, whose tastes are like my own, to approve or amend my plans. How would such a friend repair the faults of your poor brother! I am too ardent in execution, and too impatient of difficulties. But it is a still greater evil to me that I am self-educated: for the first fourteen years of my life I ran wild on a common, and read nothing but our uncle Thomas's books of voyages. At that age I became acquainted with the celebrated poets of our own country; but it was only when it had ceased to be in my power to derive its most important benefits from such a conviction, that I perceived the necessity of becoming acquainted with more languages than that of my native country. Now I am twenty-eight, and am in reality more illiterate than many schoolboys of fifteen. It is true that I have thought more, and that my day dreams are more extended and magnificent; but they want (as the painters call it) keeping; and I greatly need a friend who would have sense enough not to despise me as romantic, and affection enough for me to endeavour to regulate my mind.

Mon Dieu, voilà bien des plaintes inutiles. Je ne trouverai, à coup sûr, aucun ami sur l’immense océan, ni même à Archangelsk, parmi les marchands et les marins. Et pourtant certains sentiments, vierges des impuretés de la nature humaine, palpitent même sous ces seins rudes. Mon lieutenant, par exemple, est d’un courage et d’une initiative merveilleuse ; il est follement épris de la gloire, ou plutôt, pour m’exprimer de façon plus exacte, du succès dans sa carrière. C’est un Anglais, et parmi ses préjugés nationaux et professionnels, il jouit de certains des plus nobles privilèges de l’homme. J’ai fait sa connaissance à bord d’une baleinière et, le voyant sans emploi dans cette ville, je l’ai facilement décidé à m’aider dans mon entreprise.

Well, these are useless complaints; I shall certainly find no friend on the wide ocean, nor even here in Archangel, among merchants and seamen. Yet some feelings, unallied to the dross of human nature, beat even in these rugged bosoms. My lieutenant, for instance, is a man of wonderful courage and enterprise; he is madly desirous of glory: or rather, to word my phrase more characteristically, of advancement in his profession. He is an Englishman, and in the midst of national and professional prejudices, unsoftened by cultivation, retains some of the noblest endowments of humanity. I first became acquainted with him on board a whale vessel: finding that he was unemployed in this city, I easily engaged him to assist in my enterprise.

Le maître d’équipage est une personne d’excellent caractère, et aussi remarquable à bord pour la douceur de ses manières que pour celle de sa discipline ; cette circonstance venant s’ajouter à son intégrité et à son intrépidité bien connues, me donna le plus vif désir de m’assurer ses services. Une jeunesse solitaire, la douceur de vos soins féminins pendant mes meilleures années, ont à tel point affiné le fond de mon tempérament, que je ne puis surmonter une répugnance profonde pour la brutalité qui règne ordinairement à bord ; je n’ai jamais cru qu’elle fût nécessaire ; et lorsque j’ai entendu louer un marin à la fois pour sa bonté naturelle, et pour le respect et l’obéissance que lui témoigne l’équipage, je me suis considéré comme tout particulièrement privilégié de pouvoir me l’attacher. Les premiers renseignements me furent donnés à son sujet de façon plutôt romanesque, par une dame qui lui doit le bonheur de sa vie. Voici, brièvement, son histoire. Il y a un certain nombre d’années, il devint amoureux d’une jeune fille russe qui possédait une petite fortune ; ayant lui-même amassé une somme considérable au cours de ses captures, il obtint le consentement du père ; il vit une seule fois la jeune fille avant la cérémonie projetée ; mais elle était toute en larmes et, se jetant à ses pieds, elle le supplia de l’épargner, lui avouant qu’elle en aimait un autre, mais qui était pauvre, et que son père ne lui permettrait jamais d’épouser. Mon généreux ami rassura la suppliante, et lorsqu’il apprit le nom de son prétendant, il abandonna aussitôt son projet. Il venait d’acheter, de ses propres ressources, une ferme où il s’était proposé de passer le reste de ses jours, mais il la légua à son rival, ainsi que le reste de son argent, pour lui permettre d’acheter du bétail, et supplia lui-même le père de la jeune femme de consentir à son mariage avec l’homme qui l’aimait. Mais le vieillard refusa délibérément, se croyant lié d’honneur à l’égard de mon ami ; devant ce père inexorable, il quitta son pays et n’y revint qu’après avoir appris que son ancienne prétendue était mariée selon son cœur. « Quel merveilleux caractère ! » allez-vous vous écrier. Sans doute ; mais il n’a reçu aucune instruction, il est aussi silencieux qu’un Turc ; et l’espèce d’ignorante insouciance qui marque son attitude, tout en rendant sa conduite d’autant plus admirable, nuit à l’intérêt et à la sympathie qu’il éveillerait autrement.

The master is a person of an excellent disposition, and is remarkable in the ship for his gentleness and the mildness of his discipline. This circumstance, added to his well known integrity and dauntless courage, made me very desirous to engage him. A youth passed in solitude, my best years spent under your gentle and feminine fosterage, has so refined the groundwork of my character, that I cannot overcome an intense distaste to the usual brutality exercised on board ship: I have never believed it to be necessary; and when I heard of a mariner equally noted for his kindliness of heart, and the respect and obedience paid to him by his crew, I felt myself peculiarly fortunate in being able to secure his services. I heard of him first in rather a romantic manner, from a lady who owes to him the happiness of her life. This, briefly, is his story. Some years ago, he loved a young Russian lady, of moderate fortune; and having amassed a considerable sum in prize-money, the father of the girl consented to the match. He saw his mistress once before the destined ceremony; but she was bathed in tears, and, throwing herself at his feet, entreated him to spare her, confessing at the same time that she loved another, but that he was poor, and that her father would never consent to the union. My generous friend reassured the suppliant, and on being informed of the name of her lover, instantly abandoned his pursuit. He had already bought a farm with his money, on which he had designed to pass the remainder of his life; but he bestowed the whole on his rival, together with the remains of his prize-money to purchase stock, and then himself solicited the young woman's father to consent to her marriage with her lover. But the old man decidedly refused, thinking himself bound in honour to my friend; who, when he found the father inexorable, quitted his country, nor returned until he heard that his former mistress was married according to her inclinations. "What a noble fellow!" you will exclaim. He is so; but then he is wholly uneducated: he is as silent as a Turk, and a kind of ignorant carelessness attends him, which, while it renders his conduct the more astonishing, detracts from the interest and sympathy which otherwise he would command.

Parce que je me plains quelque peu ou que j’imagine à mes labeurs une consolation que peut-être je ne connaîtrai jamais, n’allez pas supposer que je sois incertain dans mes résolutions. Celles-ci ont la fermeté du Destin ; et le seul retard que souffre actuellement mon voyage est dû au temps défavorable. L’hiver a été terrible ; mais le printemps est plein de promesses et passe pour extraordinairement précoce ; peut-être m’embarquerai-je plus tôt que je ne le croyais. Je ne ferai rien témérairement ; vous me connaissez assez pour avoir confiance en ma prudence et en ma réflexion chaque fois que le salut des autres est confié à mes soins.

Yet do not suppose, because I complain a little, or because I can conceive a consolation for my toils which I may never know, that I am wavering in my resolutions. Those are as fixed as fate; and my voyage is only now delayed until the weather shall permit my embarkation. The winter has been dreadfully severe; but the spring promises well, and it is considered as a remarkably early season; so that perhaps I may sail sooner than I expected. I shall do nothing rashly: you know me sufficiently to confide in my prudence and considerateness, whenever the safety of others is committed to my care.

Je ne peux vous décrire mes sensations à l’approche de mon départ. Il est impossible de vous donner une idée de ce frémissement à demi agréable, à demi apeurant, au milieu duquel je me prépare. Je me dirige vers des régions inexplorées, vers « le pays des brumes et des neiges » ; mais je ne tuerai point l’albatros, ne craignez donc pas pour ma vie, ni que je vous revienne aussi usé et désespéré que le Vieux Marin. Cette allusion vous fera sourire ; mais je vais vous dire un secret. J’ai souvent attribué l’intérêt, l’enthousiasme passionné que suscitent en moi les dangereux mystères de l’océan, à cette œuvre du plus grand visionnaire parmi les poètes modernes. Une force que je ne comprends pas agit en mon âme. Je suis, dans la vie courante, actif, laborieux, un ouvrier qui aboutit par la persévérance et la peine ; mais il existe aussi en moi un amour du merveilleux, une croyance du merveilleux, qui s’insinue en la trame de tous mes projets, qui me pousse soudain hors des voies ordinaires des hommes, jusque dans les mers sauvages et les régions inconnues que je vais bientôt explorer.

I cannot describe to you my sensations on the near prospect of my undertaking. It is impossible to communicate to you a conception of the trembling sensation, half pleasurable and half fearful, with which I am preparing to depart. I am going to unexplored regions, to "the land of mist and snow;" but I shall kill no albatross, therefore do not be alarmed for my safety, or if I should come back to you as worn and woful as the "Ancient Mariner?" You will smile at my allusion; but I will disclose a secret. I have often attributed my attachment to, my passionate enthusiasm for, the dangerous mysteries of ocean, to that production of the most imaginative of modern poets. There is something at work in my soul, which I do not understand. I am practically industrious—pains-taking;—a workman to execute with perseverance and labour:—but besides this, there is a love for the marvellous, a belief in the marvellous, intertwined in all my projects, which hurries me out of the common pathways of men, even to the wild sea and unvisited regions I am about to explore.

Pour en revenir à des considérations plus chères, vous reverrai-je après avoir traversé des mers immenses et être revenu par le cap le plus lointain de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud ? Je n’ose espérer pareille réussite, et pourtant je ne peux souffrir d’envisager l’autre côté de la médaille. Continuez donc, pour le présent, de m’écrire à chaque occasion : vos lettres me parviendront peut-être en des circonstances où j’en aurai le plus grand besoin pour soutenir mon courage. Je vous aime très tendrement. Souvenez-vous de moi affectueusement, si quelque hasard devait faire que ne vous parvînt plus de moi aucune nouvelle.

But to return to dearer considerations. Shall I meet you again, after having traversed immense seas, and returned by the most southern cape of Africa or America? I dare not expect such success, yet I cannot bear to look on the reverse of the picture. Continue for the present to write to me by every opportunity: I may receive your letters on some occasions when I need them most to support my spirits. I love you very tenderly. Remember me with affection, should you never hear from me again.

Votre frère affectionné,
Robert WALTON.

Your affectionate brother,
Robert Walton.